La pratique sportive visant la haute performance joue sur la limite entre extrême et excès ; par là, elle devient en elle-même une mise en situation de déséquilibre tant physique que psychique d’un individu donné dans la temporalité exceptionnelle et extraordinaire qu’est le spectacle de la compétition. Ainsi, d’une part nous ne sommes plus dans l’équilibre, au sens large, définissant la notion de santé, mais plutôt dans un hors-norme, transgression obligatoire à tout ce qui était jusqu’alors reconnu et admis (un nouveau record se situe de fait dans l’inconnu d’avant) ; d’autre part, l’acteur sportif est obligatoirement en interaction permanente avec un réseau d’assistance technico-scientifique et sportif sans lequel sa performance ne pourrait ni advenir ni être reconnue. Ce double constat introduit le dérapage que représente le recours à des produits ou procédés dopants, aussi bien en tant qu’utilisateur que pourvoyeur ou incitateur.
Individuellement, le recours aux idées magiques rassure et maintient dans une sorte de cohérence les idées de toute-puissance si nécessaires pour aborder la performance.
Ceci est particulièrement bien exprimé par ce champion : " Jusqu’à présent, j’étais à mon maximum et je gagnais, mais à cette compétition je savais qu’il fallait que j’aille au-delà... alors pendant les dix jours précédant j’ai mangé le plus de vitamines possible... pour pouvoir donner le "plus" qu’il fallait...". Ces réflexions témoignent à la fois de la perception/estimation d’une limite à dépasser et d’une anticipation de ce débordement. En effet, le "plus" apporté par les vitamines, additionné à l’éprouvé du "maximum" déjà connu, pourrait magiquement contenir l’éclatement secondaire à la performance réussie.
Tout l’art du futur champion sera donc de risquer cet "extrême de lui-même" sans se laisser déborder par le raz-de-marée soulevé ce qui le ferait basculer dans l’excès. Là apparaît toute la subtilité de la question du dopage : ce "plus" alors interdit s’appuie sur cette inévitable sensibilité à la pensée magique et témoigne souvent, par l’excès qu’il dénonce, d’un débordement dans la maîtrise de la préparation tant biologique que physiologique ou psychologique.
Ces points signent l’évolution de la relation au savoir médical : il n’est plus interpellé dans le registre du soin devant une souffrance mais davantage dans celui de l’amélioration des compétences humaines. Dans une redéfinition du naturel et de l’artificiel, l’éthique médicale est alors autant concernée par le sport de haut niveau que par des recherches sur, par exemple, la grossesse chez la femme ménopausée... Et cela d’autant plus que l’objectivation d’une conduite illégale s’appuie exclusivement sur des données biologiques : passe entre les mailles du filet tout ce qui est indosable selon ces méthodes comme tout procédé (psychologique en particulier) non réductible à une approche mesurable.
Le contexte d’assistance scientifico-technique, porteur de l’acte sportif performant (du public aux médias en passant par l’organisation des arbitres...) n’est pas épargné par les controverses soulevées par la question du dopage. Les enjeux politiques, économiques, l’internationalisme sont autant de paramètres à des définitions, réactions, décisions (codes de pointage et modification de règles de jeu selon les impératifs de diffusion médiatique ; calendriers sportifs...) multifactorielles.
Indirectement, elles rendent surhumaines, au risque de devenir inhumaines, les conditions de la performance (augmentation des difficultés, accélération des rythmes et diminution des temps de récupération,...) induisant la quête d’un truc. Ceci met l’accent sur l’intérêt d’un travail en amont tant au niveau institutionnel élargi que directement sportif cadres puis acteurs. Ces derniers, souvent derniers maillons d’une chaîne de déresponsabilisation, sont utilisés comme de véritables bouc émissaire, cachant une forêt de systèmes d’influences et d’intérêts contradictoires sur lesquels ils n’ont plus aucune prise.
Repérer la déviance, révèle en positif le modèle ! La dénonciation du dopage qui, rappelons-le, ne concerne officiellement que le sport de haut niveau, durant une année investie du symbolisme de l’idéalité olympique informe sur les mouvements sociaux qui nous animent. Au regard de la performance sportive, les sorcières sont chassées ! Le héros sportif témoignerait par ses performances de l’existence d’un surhomme, auto-généré... Utiliser la fascination qu’il exerce sur ceux qui l’admire pour faire passer cette image comme modèle de réussite humaine serait peut-être à comprendre comme du dopage de masse...
Ceux de nos champions qui ont su négocier leurs propres limites tout au long des péripéties d’une carrière sportive sont effectivement des êtres d’exception et, si performance il y a, ce n’est pas seulement celle de ne pas avoir cédé au dopage ou celle d’avoir fait un podium mais surtout celle de proposer à imiter le modèle essentiellement humain d’un épanouissement de leur plaisir à exister... mais ce dernier point n’a aucune chance d’avoir une valeur publicitaire !
POUR EN SAVOIR PLUS
Claire Carrier L’adolescent champion contrainte ou liberté, Paris, PUF, 1992
Patrick Laure Le dopage, Paris, PUF, 1995