Sport et douleur paraissent étroitement liés : la singularité du sport s’exprime par l’aspect volontaire de l’exercice physique et l’acceptation du " mal " qu’il provoque. La douleur est normale pour le sportif de haut niveau : elle fait partie de sa pratique et de son entrainement. Elle est l’unité de mesure lorsque le record fait défaut. Elle est l’envers de la médaille, le témoin de l’effort fourni.
Une approche psychothérapique psychanalytique d’adolescents sportifs de haut niveau permet de constater que la douleur ne constitue pas seulement le passage obligé, la circonstance nécessaire, elle contient aussi son propre plaisir qui n’est pas de nature masochique. A la différence de ce type de tendances, la douleur n’est pas ici une fin en soi mais revêt différents sens. Pour l’athlète, il s’agit d’une limite, d’une preuve d’existence, d’une identité. Pour le consultant, cette plainte douloureuse peut signer une bonne adaptation aux contraintes de la pratique sportive intensive, une perception témoignant de l’expérience sensationnelle vécue à travers l’investissement sportif de haut niveau, un équivalent de panique destructrice et sidérante.
MOTS CLÉS Adolescence ; Douleur ; Haine ; Sensation ; Pratique sportive intensive ; Psychothérapie psychanalytique
Comme l’atteste la présence d’un département médical spécialisé installé au sein d’un centre national d’entrainement la pratique sportive intensive "casse" et la douleur est une " histoire quotidienne « . Avec A.Peytavin nous avons montré que, quelle que soit la manière de l’aborder, c’est un sujet dont on parle. Dans ce monde du sport, concernant exclusivement le corps montré dans son activité motrice performante elle représente un thème qui, contrairement au vécu peu tolérant de la population générale de notre culture, n’est pas un drame qui révolte. Au contraire nous précise J.Joannes, elle apparait comme nécessaire à cette même culture occidentale qui serait tentée de la magnifier dans le sens d’un sacrifice. Ceci réserve l’expression de la plainte douloureuse à l’intimité du groupe des sportifs et de leurs encadrants. Ce sujet devient un des principaux supports d’une verbalisation et d’une communication interindividuelles contrastant avec une sorte d’inhibition à verbaliser nécessaire à l’acte sportif lui-même. Ce dernier, pour la maîtrise optimale du geste, rassemble les affects autour du primat de la haine.
Souvent hyperesthésique pour tout évènement survenu en dehors de la pratique de sa spécialité, l’athlète semble bien supporter sa douleur, celle qui est liée à son entrainement dans son sport. Elle est évoquée dans des situations bien différentes au cours des consultations sans pour autant qu’aucune systématisation puisse être faite tant est originale la relation de chacun avec son corps et a fortiori sa douleur. L’expression et la perception douloureuse peuvent se nuancer avec l’ancienneté dans l’entrainement. En effet, à force de vivre avec cette douleur du corps poussé à l’extrême, une sorte de banalisation s’instaure en même temps qu’une stratégie d’évitement : ceci est particulièrement objectivable par la différence d’appréciation de leur douleur entre les athlètes jeunes élites et les plus chevronnés.
La diversité des situations cliniques et l’efficacité partielle des traitements locaux au sens le plus large du terme incite à s’arrêter spécifiquement sur cette question de la douleur. En effet, son expression n’est qu’à celui qui souffre ; elle ne se voit pas, elle ne s’entend pas, elle ne se palpe pas. De ce fait, il n’existe pas d’accès direct à la douleur d’autrui et toute approche de sa douleur passe par la communication avec lui : le diagnostic positif de douleur repose ainsi non sur la mise en évidence d’une lésion mais sur ce que le sujet dit. Cependant, il convient de le relativiser chez ces athlètes habitués à être à l’écoute de leur corps devenu une enveloppe de sensorialité. Ceci inclut une stimulation du bruit de fond somesthésique comme une sorte de redistribution des localisations se révélant être des douleurs projetées de l’instrument/agrès/engin intégré dans l’image du corps, sur le corps propre : "j’ai mal à ma selle", en montrant la colonne lombaire chez une jeune cycliste.
Même si J.M. Besson nous affirme qu’aujourd’hui lutter contre la douleur "c’est désormais agir sur les systèmes de contrôle que recèle notre corps" la physiologie de la douleur est elle-même d’une complexité croissante. Elle nous parle d’un gate-control médullaire, des contrôles inhibiteurs descendants, du Control Inhibiteur Diffus, de récepteurs endorphiniques médullaires... Et celle de l’équilibre neuro-hormonal à l’entrainement et en compétition, dans les différents types d’effort et de ses répercussions sur la sensation de bien-être, ou encore le syndrome de surentrainement n’est guère plus simple !
Aussi laisserons-nous ces domaines, pour nous attarder sur la dimension émotionnelle de ce concept que nous retiendrons dans la définition de l’Association Internationale pour l’étude de la Douleur : " la douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable, associée à un dommage tissulaire réel ou virtuel ou décrite en termes d’un tel dommage « .
Abordant les facteurs qui, à stimulus nociceptif équivalent, minorent ou majorent la douleur apparue dans un contexte sportif de haut niveau, nous pouvons faire différents constats.
La pratique sportive intensive est un stimulus nociceptif pouvant être rattaché d’une part à la stimulation des nocicepteurs polymodaux musculaires et viscéraux et d’autre part à une nette augmentation voire une apparition d’incidents/accidents traumologiques avec l’intensification de la pratique et cela de manière variable suivant les spécialités.
La compétition est un stress pour le sujet qui, par le record, risque son identité dans un consensus culturel positif mettant la pression sur lui. En effet, le record est le fait du groupe qui en a défini les conditions d’apparition et en a reconnu la légitimité. Il n’est jamais donné à une performance effectuée en dehors du cadre officiel de la compétition. Il correspond à la naissance d’un champion, cet être d’exception, Immortel néo-formé par la tension du désir de tous trouvant en lui l’affirmation héroïque et vécue que l’humain ne périt jamais.
Ainsi apparaît la notion de la pratique sportive intensive vue comme l’installation d’un "état douloureux" témoignant non de lésions corporelles mais du maintien actif d’un état d’excitation : "après quinze jours d’arrêt de l’entraînement, je me sens mou, avoir mal me manque" peuvent dire certains athlètes. Parfois même cette excitation est révélée par un déplacement sur une autre sensation, mouvement psychique qui permet de nier (ou reporter à plus tard) le désagrément douloureux. Ceci peut concerner la faim et se repère par un jeu autour de la nourriture ou encore la peur. Cette émotion est alors évoquée comme synonyme d’une excitation-même et recherchée comme telle. J. F. Cuisine (adepte du parafix à courte distance) nous la décrit ainsi : "La peur est une drogue dure. Quand on a mis le doigt dans l’engrenage, ajoute-t-il, on est obligé d’augmenter sans cesse la dose. On recherche sa peur toujours plus loin, toujours plus fort. Quelques secondes d’éternité volées à la mort. Chaque pont est différent. Quand on regarde en bas, c’est soi-même que l’on voit. Le vide est un miroir. Il faut traverser ce miroir, faire exploser sa peur et regarder ces mille petits éclats de plaisir pour vous éclater la tête. Et, il y a toujours un pont, plus beau, plus loin, pour aller encore plus au fond de soi"
Quels sens peuvent revêtir la plainte douloureuse de l’adolescent sportif de haut niveau ? Dans notre ouvrage sur ce thème nous avons insisté sur l’importance du remaniement des repères induit par la pratique sportive intensive ; la douleur n’en est qu’un élément.
Valeur de limite
Pour l’athlète, elle peut marquer un seuil à dépasser : " Au bout de 700 m de course je commence à avoir très mal, mes jambes se crispent, il faut lutter contre les contractures..." dira un cycliste dont le kilomètre départ arrêté est la spécialité. L’athlète recherche cet extrême tant physique que psychique demandé par les objectifs sportifs, par un jeu subtil d’effractions successives de sa propre normalité. Il attaque constamment ses propres limites en autant de traumatismes ayant ou non une inscription corporelle pour aboutir à la transformation souhaitée de son corps originaire.
La recherche de l’extrême physique bute sur l’immédiateté de la perception douloureuse. L’optimisme inhérent à la conduite d’une activité sportive tendue vers l’avènement du quasi-impossible, la performance, est alors rappelé à la réalité des limites tant physiques que psychiques de l’individu. Celles-là mêmes que l’on ne veut pas "voir" se font "sentir".
Ailleurs il s’agit d’une limite donnée par l’athlète au-delà de laquelle l’entraîneur hésite à aller et qui, en compétition, apparaît comme unité de mesure lorsque le record fait défaut. Justification de l’échec, elle est l’envers de la médaille, le témoin de l’effort fourni. Au conseil "fais-toi mal pour gagner" répond le constat "j’ai perdu mais j’ai mal" sans davantage de précisions. Et nous pouvons citer là F. Labridy : "Les pratiques sportives sont envahies par l’excès de l’extrême, si les corps s’exténuent parfois jusqu’à la défaillance dernière... s’impose à notre regard, dans cette exhibition de l’effort poussé au pire, l’expérience d’une souffrance qui ne peut pas se dire et que s’y exerce de l’affect non représenté, non symbolisé...".
Preuve d’existence
Nous avons montré à quel point la douleur pouvait être retenue comme une sensation originale caractérisant la pratique sportive intensive. Elle ne constitue pas seulement le passage obligé, la circonstance nécessaire, elle est aussi garant d’un sentiment d’existence. En cela, elle semble coïncider avec un besoin adolescent, rejoignant l’hypothèse de J. Guillaumin : "une sorte d’appétence traumatotropique différenciatrice et personnalisante mettant en cause une expérience interne de l’éprouvé et du maniement des limites de tolérance du moi... L’homme a besoin de la violence du réel pour vivre, ce processus lui-même ne peut rien sans l’irrationnelle volonté d’être, signifiée par la priorité, à lui-même douloureuse, accordée par l’adolescence au vivre sur le comprendre". Et l’on peut comprendre la dépendance au maintien de cette sensation dont l’exclusivité cristallise/fige le sentiment d’existence et bénéfice non négligeable procure une forme de plaisir. La caractéristique de ce dernier est d’être auto-généré et non génital et donc de mettre à distance pour l’adolescent la question si angoissante de l’altérité.
Intérêt identitaire
Comme nous l’avons montré dans notre thèse récente, elle peut être un véritable équivalent identitaire. Sorte de "double" exhibé par son propriétaire, elle rime alors avec le marquage du corps. Les critères biométriques et morphologiques particuliers sont renforcés par le développement musculaire et l’esthétique pour caractériser chaque spécialité. Il est important de noter l’aspect éphémère du marquage musculaire : la fonte musculaire est bien connue lors des immobilisations prolongées ou d’absence de stimulation motrice. Un avantage à cette labilité du marquage musculaire qui doit être constamment entretenu est d’offrir un support pour agir une sorte de dénégation du vieillissement ou du temps qui passe. Ainsi, le marquage musculaire a le mérite de disparaître ; il est possible de "redevenir comme avant" : la régression structurale est possible.
Contrastant avec celui-ci, le sport laisse à l’athlète d’autres empreintes qui, si elles sont méconnues du public, font partie intégrante de la vie du sportif : les cicatrices, souvenir indélébile. Dans la pratique clinique, la première cicatrice marque un tournant dans la carrière d’un athlète alors même que l’accident s’inscrit dans la banalité quotidienne : le traumatisme physique actuel réactive la réalité de l’irréversibilité de la transformation corporelle pubertaire et par là interrompt le déplacement sur la pratique sportive intensive de certaines idées de toute-puissance infantile.
Il semble opportun d’effectuer une discrimination entre la superficialité des cicatrices cutanées "qui se voient" et la profondeur des cicatrices osseuses (en particulier les fractures de fatigue) qui laissent une trace sur la structure de la trame osseuse. Le marquage corporel peut parfois même avoir une définition cellulaire si l’on se rapporte aux recherches spécifiques en ce domaine comme celles de A. Ferry "l’exercice musculaire chronique induirait parfois une immunodéficience... Deux mécanismes pourraient être alors impliqués : modulation des effectifs et modulation des activités des cellules immunocompétentes...". Maintenant il est impossible de revenir en arrière : cette irréversibilité "structurelle" entraîne parfois une véritable prise de conscience de l’identité sportive. Dans certains cas, la trace de l’effraction cutanée peut être utilisée comme une sorte de revanche glorieuse, comme l’exprime cet athlète pratiquant un sport de combat "J’ai perdu... mais je l’ai marqué au visage... il s’en souviendra... C’est bien !". Ailleurs, il peut s’agir d’un véritable signe du destin : "Maintenant, je ne peux plus faire autre chose que du sport, je suis trop marqué, je ne peux plus échapper..."
Du point de vue du consultant comment peut-on comprendre ces plaintes douloureuses ?
L’originalité de notre population de sportifs réside en une étonnante tolérance de cette douleur physique. Nous avons vu que la plainte douloureuse elle-même ne peut être rattachée au stimulus nociceptif : trop d’exemples d’athlètes poursuivant leurs efforts malgré l’évidence d’un traumatisme macroscopique prouve le contraire.
A un premier niveau d’observation, la douleur est nommée ; maîtrisée mais non éprouvée, elle renvoie à la notion de souffrance qui n’est pas une plainte ; elle témoigne de la toute-puissance de l’individu sur son corps, maîtrise en elle-même source d’une satisfaction particulière comme le précise cette remarque de S. Freud ". Jouir de la douleur serait donc un but originairement masochiste, mais qui ne peut devenir un but pulsionnel que sur un fond sadique originaire.."
Un deuxième niveau de compréhension peut se décrire lorsque cette même plainte est associée à un éprouvé corporel, supporté par une blessure physique actuelle ou passée.
La blessure physique fonctionne alors comme une prophylaxie du traumatisme psychique et J. Laplanche : "... La douleur est ce qui vient reconcentrer la libido en un seul point et empêcher une fuite énergétique...". Il est donc très important de la respecter tant que l’économie psychique du sujet l’exige. L’exemple de cette jeune gymnaste nous permet de préciser ce point
Patricia est adressée en raison de douleurs lombaires résistant à tous les traitements instaurés déjà depuis plus d’une année.
Patricia est une ancienne gymnaste, elle est âgée de 16 ans et scolarisée en 1ère ; elle présente cette douleur lombaire comme étant très invalidante, elle se tortille sur son siège et elle décrit une séméiologie de sciatique ; tout le bilan somatique est absolument normal ou du moins normalement attendu compte tenu de la pratique sportive mais il n’y a pas de signe évident de protrusion discale ni d’imminence d’une cure chirurgicale.
Le premier entretien se déroule en présence de ses parents qui sont tous les deux d’anciens cadres techniques dans le milieu du sport. Patricia est une adolescente de 16 ans longiligne qui se présente de manière sthénique et qui va frapper par une manière agressive et péremptoire de parler de "sa" douleur comme s’il s’agissait de défendre un bien précieux. Elle est l’aînée d’une fratrie de trois filles, et la particularité de cette famille est très rapidement annoncée : Patricia avait un frère jumeau qui est décédé au moment de leur naissance. Cet événement est décrit avec beaucoup de tension émotionnelle. Le père de Patricia semble être le plus vulnérable à cette évocation : il appelle ce bébé par son prénom, précise que, premier né, il aurait été "oublié sur la paillasse le temps de mettre au monde Patricia", cette insuffisance de soins néonataux aurait entraîné son rapide décès. Si toute la famille semble être relativement à l’aise avec ce souvenir et ce traumatisme, le père, lui, ne peut se résoudre à faire le deuil de ce seul fils et continue régulièrement à honorer au cimetière la tombe de son bébé.
L’investissement en gymnastique de Patricia a débuté dès l’âge de trois ans sur le conseil de sa famille ; très rapidement performante dans son club local, on lui propose, suite à une sélection qui l’avait reconnue, un entraînement en équipe nationale. Ce choix va entrainer le déménagement de toute la famille dans cette nouvelle localité ainsi qu’une scolarité en classe de seconde par correspondance.
Patricia va ainsi décrire sa carrière sportive : à partir du moment où elle est arrivée dans ce nouveau centre d’entraînement elle a été très rapidement déçue : après avoir été adulée car première, elle redevenait anonyme et même dernière dans son groupe de gymnastes : suite à un incendie détruisant les installations elle a dû s’entrainer dans des conditions techniques difficiles. Ses principaux efforts visaient davantage à compenser les imperfections techniques dans lesquelles elle évoluait qu’à vaincre les "difficultés" de sa discipline qui, selon ses dires, lui étaient tout-à-fait accessibles. Elle impute la plupart des blessures qu’elle a subies à cette imperfection du matériel. Ce mouvement de revendication par rapport au cadre technique se retrouve à l’encontre de l’équipe médicale : aucun médecin n’était à la hauteur, aucun médecin n’a compris, aucun médecin n’a réellement pris en compte "sa" souffrance physique. Cette plainte fait écho à celle de son père puisque les équipes médicales de néonatologie n’ont pas permis la vie à son fils. Patricia date le début de "sa" douleur lombaire au moment des entraînements intensifs de gymnastique dans le nouveau club. Patricia signale une douleur lombaire qui n’a cessé d’aller et venir en fonction des différentes charges de l’entraînement qu’elle s’imposait ou qu’on lui imposait ; cette douleur lombaire perdure malgré l’arrêt de l’entraînement gymnique. L’arrêt de sa carrière est dû essentiellement à une "tare physique" : sa trop grande taille. Effectivement Patricia mesure actuellement environ 1,70 m ; Patricia incrimine aussi une erreur d’arbitrage lors de l’échec de sa dernière sélection.
Cette lombalgie chronique signe bien cette identité douloureuse du sportif de haut niveau et sa persistance témoigne d’une incapacité à faire le deuil de cet investissement gymnique. Autour de cette pratique sportive, Patricia va exprimer la valeur qu’elle avait donnée aux sensations qu’elle éprouvait et sa difficulté à admettre qu’elle ne les ressent plus ; elle pourra dire des phrases comme "qu’est-ce que je vais faire de mes sensations maintenant, je ne sais comment les utiliser, j’ai toujours envie de les éprouver à nouveau, et cela m’est impossible, je suis dans le souvenir de ces sensations qui m’obsèdent quand je suis immobile, je pense à mon aisance passée, il est terrible de savoir qu’on peut faire quelque chose et de s’apercevoir que cela ne sert à rien". Effectivement pulsions destructrices comme haine ne sont plus reconnues dans la réalité : il s’agit maintenant de refouler ces affects vécus dans la population globale comme négatifs. La haine doit redevenir un tabou.
Actuellement un autre facteur de déstabilisation correspond au fait que sa sœur cadette arrive au même niveau scolaire qu’elle-même d’une part et que d’autre part cette sœur donne pleine satisfaction à la famille en étant une "surdouée en musique", tellement sollicitée par ses études, le conservatoire. Cette année elle est dans la même situation que Patricia l’année précédente, à savoir qu’elle suit des cours particuliers par correspondance pour pouvoir poursuivre son investissement en musique. Ainsi la sœur cadette reste à la maison et c’est la mère qui s’en occupe de façon privilégiée en l’accompagnant à ses différents cours de musique et en l’aidant pour la partie intellectuelle de son emploi du temps. Ainsi Patricia n’est plus la personne autour de qui s’organise la vie de toute la famille, elle vient "en second", après sa sœur cadette. On comprend alors mieux le bénéfice tiré de cette douleur qui, à nouveau, mobilise toute la famille autour de Patricia et participe au maintien de sa place de première au sein de la famille.
Patricia est incapable d’associer autour de cette douleur, pas plus d’ailleurs que du noyau dépressif, de sa culpabilité ou que de la dimension phallique de son identité, de ses identifications, de cette question masculin/féminin, de son frère jumeau auquel elle ne veut pas penser : elle reste figée dans cette plainte douloureuse.
La situation se dénouera lorsque, au cours d’un entretien avec la famille, le père va insister en me demandant "est-ce habituel de voir ce genre de symptomatologie chez les gymnastes, ces problèmes lombaires ? " Après une hésitation, me rendant compte de l’importance de la question j’ai répondu : "non, c’est la première fois que je vois chez une gymnaste une symptomatologie que l’on retrouve beaucoup plus volontiers chez des athlètes pratiquant le volley ball ou le basket ball" et le père de renchérir "alors c’est la première gymnaste que vous voyez dans cet état ?" et moi de confirmer "oui c’est la première !". Le père, complètement rassuré, s’est tourné, triomphant, vers sa fille "tu vois tu es la première !". Et le deuxième élément apaisant de cette tension revendicante a été une ouverture possible "de la gymnastique au plongeon" : Patricia était encore sélectionnable dans cette discipline olympique où il était encore possible de se faire un nom et une place ; le lui signalant, elle m’en a remerciée, était complètement rassérénée de cet entretien et est ainsi repartie avec son père et sa mère.
Depuis, je n’ai pas eu directement de nouvelles ; j’ai su qu’ils avaient pris un rendez-vous avec l’entraîneur de plongeon puis qu’ils l’avaient annulé. Longtemps plus tard, le médecin qui me l’avait adressée m’a informée que Patricia ne souffrait plus de lombalgies et qu’elle s’était inscrite à un club d’athlétisme pour courir avec sa plus jeune sœur sans aucun objectif sportif. Par contre, elle avait beaucoup investi ses études intellectuelles et était en train de préparer un concours d’entrée pour les grandes écoles.
C’est en s’appuyant sur les côtés paranoïaques et narcissiques de cette jeune fille que le symptôme s’est résorbé mais le travail autour de la dépression, comme autour de sa culpabilité/identité de "souffrante néo-natale" reste intouché.
Un dernier niveau de compréhension correspond à une plainte qui signifie le dépassement d’une limite du supportable, que celle-ci soit corporelle, émotionnelle, affective.... qui peut aller parfois jusqu’à la mise en danger du corps. Ceci suggère l’idée d’une perte du rôle protecteur du signal douloureux qui maintient les limites du fonctionnement physiologique du corps. Il pourrait s’agir d’une effraction des mécanismes de sauvegarde de l’homéostasie corporelle témoignant de l’intensité du risque vital pris. Risque qui peut devenir une réalité : sans nous attarder sur les décès manifestement liés à un problème de dopage il ne faudrait pas oublier les morts subites (plus de 1000 par an) ou les accidents qui seraient mortels sans les soins d’urgence d’une assistance médicale spécialisée. Ce dernier point sous-entend qu’ils sont effectivement mortels en cas de défaut ou de défaillance médicale.
Cette plainte témoigne alors d’une rupture de la maîtrise narcissique par une effraction/irruption d’une excitation à l’état pur qui se traduit souvent par un équivalent d’attaque de panique. Ce point est renforcé par le fait qu’en général le sujet est surpris par cette violence qu’il situe en dehors de lui. Nous assistons alors à un tableau d’inhibition/sidération anxieuse très préjudiciable et pour la réalité de la performance et pour l’équilibre psychique de l’athlète.
En guise de conclusion de cette rapide évocation de la compréhension de la douleur chez l’adolescent sportif de haut niveau nous voudrions insister sur le fait qu’il s’agit d’une sensation banale. Connue avant la carrière sportive, elle voit évoluer son sens en fonction d’elle et peut servir de lien pour les moments de rupture que sont les alternances d’investissement/désinvestissement. Cette valeur est d’autant plus précieuse que nous sommes avec le sport dans un espace non verbal. Ainsi peut s’accompagner la continuité du sentiment d’existence du sujet afin de lui éviter un enfermement mortifère dans les systèmes de dépendances si nécessaires à la performance sportive.
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WILLER J.C. Physiologie de la douleur
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