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Santé et éducation physique - Aspects psycho-sociaux
1992

En tant que médecin du sport, psychiatre et psychanalyste, attachée au département médical de l’INSEP, je m’occupe plus spécifiquement des adolescents internes du "bâtiment U" caractérisé par une unité de lieu : les élèves habitent sur leur lieu d’entrainement et y sont scolarisés de la troisième à la terminale, les enseignants étant détachés des lycées périphériques à l’intérieur de l’INSEP. Ces adolescents me sont adressés soit par des collègues médecins, soit par des entraîneurs, soit par des kinésithérapeutes, soit par des enseignants soit par certains parents qui, parfois, me téléphonent directement en me disant : " j’ai entendu dire que ma fille etc...". Je reçois ces adolescents dans le cadre des consultations à l’INSEP avec tout ce que cela sous-entend d’un point de vue institutionnel, concernant en particulier le respect du secret professionnel et l’anonymat dans les couloirs du département médical. Pour ceux qui connaissent le département médical, tous les postes de consultation sont très proches les uns des autres et il est bien évident qu’un athlète qui sort de mon bureau voit les autres qui font la queue devant tel collègue d’ une autre spécialité.

Ainsi, même si je tiens à respecter le secret professionnel de telle ou telle consultation, il est très difficile de par la configuration de l’espace et les temps de consultation, qu’effectivement il puisse être respecté. Cela veut dire que ma pratique en tant que psychanalyste ne saurait être "classique". Par contre ma position de psychanalyste est tout-à-fait vraie et je pourrais la caractériser par l’écoute du matériel qui m’est proposé. En cela ma place de psychanalyste se distingue de celle de mes collègues qui dépendent du département de recherche ; psychologues, ils se réfèrent à la psychologie expérimentale ou cognitiviste, et visent à un accompagnement psychologique à la performance ou travaillent sur les motivations... Travaillant en relation avec eux ainsi qu’avec l’équipe des sociologues ou des collègues extérieurs à l’INSEP comme ceux de la Société de psychologie du sport nous avons chacun notre spécificité que nous essayons de maintenir différenciée face à l’athlète, dans un souci de complémentarité posé a priori. Cette exigence identitaire est un des points sur lesquels je reviendrai certainement car, relâchée, elle peut devenir une source de conflits institutionnels que saisissent certains athlètes pour exprimer, en fait, leur propre malaise. Si l’institution ne résiste pas à cette provocation des athlètes, ni les uns ni les autres ne pourront trouver de solutions.

Voilà rapidement brossé mon cadre d’intervention. Le sujet de cette Université d’été est l’éducation à la santé d’une part et l’éducation physique d’autre part. Comprenez ma perplexité : il ne s’agit plus du déséquilibre constamment recherché par le projet de la performance. Aussi, au risque de paraitre excessive, vais-je partir d’une notion très péjorative : la santé comme la forme se vendent trop bien. Si j’insiste certainement de manière provocante sur l’absence actuelle d’un concept santé, c’est essentiellement pour réagir à l’utilisation publicitaire de ce mot dans notre environnement socioculturel. Le terme de santé apparaît dans le nom de nombreux périodiques, il est souvent associé à celui de forme et nous est proposé comme une image d’équilibre que l’on peut atteindre en respectant une série de modes d’emploi qui finalement donnent très peu de place, d’une part à la notion subjective de l’équilibre personnel, et d’autre part à l’inscription de l’individu dans un processus vital, donc ipso facto, un mouvement se déroulant entre la naissance et la mort. Ce mouvement, par définition en déséquilibre, devrait être le plus "fluide" possible afin qu’il ne pose pas de questions et que l’ambivalence des tensions contradictoires rime avec l’adaptation de chaque individu à chaque instant de sa propre vie.

Je souhaiterais que cette caricature puisse aider à remettre à leurs places les mouvements individuels de culpabilité face aux schémas sociaux d’adaptation de type conforme. Ceux-ci nuisent souvent à l’épanouissement de la recherche par chaque individu de son propre équilibre dans une confusion entre éducation à la santé et éducation à la dépendance aux "modes d’emploi santé". J’en donnerai comme exemple mon expérience des consultations de PMI qui, le plus souvent, se résolvaient à réassurer constamment les jeunes mères quant à leurs capacités de percevoir les besoins de leur enfant. Je n’ai rien contre certains livres de puériculture comme celui de Laurence Pernoud, mais lorsqu’ils servent de référence exclusive et de critère pour être une "bonne mère", je m’insurge.

Je ne peux que constater dans notre société actuelle une sorte de déresponsabilisation progressive et une demande de prise en charge de chaque question existentielle par le groupe au travers des médias. On nous explique comment tout "faire", l’amour, la cuisine, un régime, un enfant etc... sans discrimination et surtout sans éducation de type diachronique.

C’est ce fonctionnement de type robotique : "petites boites" adaptées au mode d’emploi, donc en bonne santé, ou désadaptées donc malades que je voudrais dénoncer. Pour cette raison, et n’engageant que moi-même, la santé est un concept qui s’appauvrit dans notre société actuelle.

De plus, dans nos civilisations dites développées, nous avons vaincu, du moins en France, les grands drames existentiels liés aux catastrophes naturelles. L’homme ne risque plus d’être dévoré par des animaux sauvages ni foudroyé ou enseveli sous un tremblement de terre. Si bien que cette violence naturelle ne peut plus être le support de nos angoisses archaïques de destruction qui deviennent actuellement véhiculées par les questions autour de la santé et plus particulièrement la menace vitale que représente les accidents de la routes, le cancer et le sida. Aussi il m’apparaît que les questions de santé, telles qu’elles nous sont proposées, visent davantage à conjurer/exprimer la mort fixée sur ces trois situations que réellement aborder la question de la santé elle-même. Il s’agit davantage d’éviter de mourir que de vivre en bonne santé. Cette notion me paraît fondamentale car elle introduit une proposition de structuration autour de la négation et autour du manque : il ne faut pas manger de lipides, il ne faut pas.... ou je n’ai pas le chauffage électrique, je ne pas....

Ceci crée une insatisfaction permanente qui ne peut être qu’anxiogène et qui renvoie à une notion : "si vous mourez c’est de votre faute", sans aucune élaboration autour de "l’art de vivre", et ce qui est plus grave, avec le maintien de l’illusion que la mort ne nous concerne pas à priori.

Je vais maintenant essayer de situer l’actualité du contexte de l’adolescence tel que je peux l’appréhender actuellement, à travers une collaboration avec des sociologues, et/ou des psychopathologues. Reprenant l’étude que j’ai fait dans mon récent ouvrage sur l’adolescent champion (Collection Nodules, PUF 1992), il semble que depuis une vingtaine d’années ( et il s’agit d’ un discours relativement homogène dans tous les pays occidentaux) on observe une espèce de mutation de notre société. Pour reprendre les images de Monsieur Ribstein, nous évoluons de plus en plus dans une société où la communication est réduite à l’image dans une sorte d’envahissement de tout ce qui est de l’ordre de la publicité/information à tous niveaux, et dans une mise à distance du symbolique. Ce constat de la place donnée à l’image favorise la réactivation du "stade du miroir" dont Monsieur Ribstein vient si bien de nous parler, stade renvoyant à la fascination réciproque de l’homme par sa propre image. L’archétype en est l’ordinateur : machine créée par l’homme, dans laquelle sont injectés des programmes produits par l’homme constituant le reflet instantané de ce dernier à travers le miroir de l’écran. Ainsi la place donnée à l’ordinateur et à l’imagerie réduisant le temps en une succession d’instants (ce qui donne l’illusion d’un temps immobile) occulte la réalité de l’être humain contenu entre une naissance et une mort et par là du processus de vie, du processus de mort et du processus du vieillissement. A partir de là, la question devient celle de s’adapter aux modifications successives de l’environnement et la tranche d’âge idéale devient celle de l’adolescence caractérisée par son extrême variabilité. Autrement dit, l’adolescent devient un modèle pour tous comme nous le rappelle certains slogans publicitaires tel : "Un bouton pour rester adolescent", publicité récente des jeans Lewis (il s’agissait en fait du bouton de la fermeture du pantalon). Le problème est que l’adolescent par définition ne peut pas supporter cette désignation de modèle puisque justement il est en quête identitaire ; donc c’est un problème qui surcharge les conflits normalement traversés par l’adolescent.

Un autre aspect social me semble très important : l’idéologie du muscle. Je ne sais pas si vous avez remarqué, dans les publicités alimentaires surtout, les petits suisses sont des "petits musclés", les gâteaux secs sont nécessaires sous peine de K.O. "si t’es pas Kangoo, t’es K.O.", les entreprises font des "budgets musclés"... Le mot muscle est un mot caméléon, support de tout et rien : il renvoie surtout à la notion d’un rendement énergétique, puisqu’il s’agit de sa caractéristique. Autrement dit on ne parle plus du tout de la pensée ; il faut être musclé pour réussir, il faut être musclé pour avoir la ligne idéale, pour séduire les filles etc... Notre culture et notre société privilégie d’une part l’acte d’agir à celui de penser et d’autre part l’image au discours. Face à cela, d’un point de vue scolaire, que se passe-t-il ? EPS qu’est ce que c’est ? C’est l’éducation physique, donc c’est le corps, donc c’est ce qui se voit et ne se parle pas. Là, je pense que les enseignants en EPS ont une place tout à fait privilégiée auprès des étudiants et des élèves, tout simplement parce qu’ils sont absolument dans la mouvance de notre culture. C’est un constat de situation qui renvoie les enseignants en éducation physique au jeu avec ce code social de la valorisation du muscle et du corps, tout en utilisant la médiation du corps pour donner accès à la pensée, car bien évidemment penser est fondamental. Le risque de notre société, qui apparaît parfois même caricatural chez les sportifs de haut niveau, devient alors le clivage entre l’image et la pensée. En fait, qu’est le champion ? Ne serait-ce pas finalement qu’ une image. Marie-Jo Perrec vend ses jambes pour vendre les chaussures Reebok et devient ainsi une image associée à un produit. Apprenant que sa carrière sportive va évoluer vers celle d’un mannequin, nous pouvons penser qu’elle continue à privilégier ce système là de reconnaissance. Cette continuité entre l’investissement sportif de haut niveau et l’espace de la mode, permet à l’athlète de rester dans une image narcissique, reflet de la demande sociale. Tout l’art de l’athlète va résider dans l’harmonisation de cette attente sociale avec ses propres systèmes d’exigences et d’idéaux. La réussite de cet équilibre donne accès à une possibilité de reconnaissance sociale, alternative à d’autres solutions parfois plus aléatoires, plus complexes.

Là apparaît le rapport à l’argent : dimension/valeur devenue fondamentale pour notre société et particulièrement lisible chez les sportifs de haut niveau. Il est quotidien de constater qu’ils sont échangés contre de l’argent. La reconnaissance individuelle par le salaire devient, suivant en cela le modèle américain, un des critères identitaires actuels. Cette équivalence argent/performance sportive maintient les champions et les athlètes de haut niveau dans un espace de mesure et là réside leur difficulté à vivre. En effet, il y a une sorte de cassure entre le qualifiable représenté par les sensations vécues lors des entraînements comme de la performance et le quantifiable, (chronomètre, longueur, score...) outils de mesure du geste supporté par ces mêmes sensations (alors même qu’elles sont dans l’instant compétitif le seul repère possible pour l’athlète, puisque lui-même ne peut se voir).

Ce rapport à l’argent représente un point important aussi bien d’un point de vue éthique que philosophique : il reflète une sorte de difficulté d’expression du qualitatif dans notre univers de mesure. Et là je voudrais donner la parole aux enseignants EPS : ils ont la chance d’enseigner une discipline dont l’évaluation n’est justement pas pré-codée. Peut être cette chance, liée à une sorte d’incertitude, motive-t-elle certaines démarches d’évaluation à tout prix. Or, s’il est absolument nécessaire d’utiliser un langage commun avec les autres disciplines, intellectuelles en particulier, il ne faudrait pas perdre la spécificité de l’évaluation en EPS. Si dans les approches sportives il s’agit de mesurer le geste performant, en EPS il faudrait davantage apprécier le geste juste dans la situation. J’espère vraiment qu’un équilibre pourra s’établir entre l’exigence d’une zone de reconnaissance par les autres disciplines dites intellectuelles et la spécificité de l’éducation physique. Il ne faudrait pas passer à côté de cette chance de donner aux enfants dont vous vous occupez, l’occasion de comprendre que le qualitatif a non seulement le droit d’exister à côté du quantitatif mais qu’il y est tellement mêlé qu’on ne saurait s’en passer sous peine d’être réduit à un robot.

Revenons au thème de ce colloque qui nous propose de rapprocher éducation à la santé et éducation physique. En ce qui concerne l’éducation physique n’étant pas, de par ma position à l’INSEP, directement concernée, je vais m’appuyer sur deux types d’expériences professionnelles. D’une part celle de consultante psychopédagogique auprès de certains collègues que je vais citer ici : Colette Ville au Collège Jean Zay à Châlons-sur-Saône (71) et Jean-Pierre Gindre au Collège Jean Macé à Fontenay-sous-Bois (95). Avec Colette Ville, nous réfléchissons autour des problèmes de violence apparus dans sa classe en particulier avec les jeunes filles maghrébines et nous discutons des différents modes de réponse à apporter dans de telles situations psychopédagogiques.

D’autre part, étant aussi médecin de plongée sous-marine je travaille avec Jean Pierre Gindre au collège Jean Macé : établissement pilote qui depuis dix ans propose aux enfants scolarisés en classe de troisième, l’activité de plongée sous-marine. L’équipe pédagogique m’a demandé de faire une évaluation/ estimation de cette activité. Cette recherche effectuée sur ces trois dernières années arrive à son terme et l’analyse des données est actuellement en cours sera probablement disponible dans le semestre à venir. Elle permet d’ores et déjà de mettre en évidence l’effet relaxant et l’impact sur la vie en groupe que peut apporter cette technique corporelle qui n’est pas un sport (la loi est donnée par le plongeur le plus en difficulté et non par le plus performant, la communication extra-verbale est favorisée du fait de l’impossibilité technique de la communication orale). Cette recherche confirme des observations déjà faites sur le vécu affectif de l’eau et que j’ai plus amplement développées dans un article : "Eau, corps et psyché" qui paraîtra dans le numéro 45/46 de la revue Quel Corps ? en septembre 1992.

D’autre part, étant également monitrice de plongée sous-marine et d’équitation : j’ai exercé moi-même une fonction d’enseignante auprès d’ enfants âgés au minimum de 7 ans. C’est là que j’ai été confrontée à la rivalité de pouvoir et de savoir entre les équipes qui sont du domaine de la santé donc du corps souffrant et celles qui ressortent du domaine de l’enseignement physique donc du corps sain. Prendre en considération les zones de chevauchement de ces différentes approches de la même "cible" éducative qu’est l’enfant favorise une attitude cohérente des différents partenaires... ce qui permet de mettre en face de l’enfant une image paisible des adultes. Quelques soient les tensions en cause, la parole devrait rester unique face à l’enfant afin qu’il puisse comprendre les différents jeux des systèmes ambivalents et surtout que la contradiction n’est pas automatiquement liée à la rupture ou la destruction. Auprès des sportifs de haut niveau en particulier où tout est exacerbé, ce point est apparu particulièrement important. En effet, toute défaillance de l’équipe encadrante peut se reporter sur l’équilibre de l’athlète qui s’exprime alors par une difficulté mettant en péril la réalisation de la performance.

Ces deux regards professionnels posent a priori la place du corps : corps dans sa motricité, corps dans son langage, corps dans sa texture, corps dans ce qui est visible et sous-jacent. J’entends par là l’anticipation du mouvement) et de ce qui reste du mouvement dans le regard des autres : dans les jeux de ballon le regard de celui qui va recevoir la balle ou qui l’envoie, est capable d’anticiper le mouvement du corps de l’autre pour que la balle tombe juste. Ce jeu d’esprit sous-entend la stimulation d’une conscience non- verbale ou extra-verbale du corps de l’autre, de son fonctionnement, de son rythme, de son amplitude, de son déplacement, de la résistance de l’air, de la lumière, etc... qui va faire que la balle sera envoyée à tel endroit plutôt qu’à tel autre. Cette "gymnastique" se situe dans un espace excluant tout discours verbal, toute rationalisation. Et les athlètes le disent bien : "ils ont la tête vide". Ici "l’avoir pleine" de pensées est une perte de temps donc un risque majeur d’échec par défaut de vigilance. Pour une fois, dans cet espace-là, la mise en mot est un échec.

Une autre caractéristique de cet enseignement est la capacité à transmettre une émotion. Et là apparaît tout l’espace de l’expression corporelle qu’il ne s’agit pas d’éduquer mais de reconnaître. Comprendre le langage affectif corporel de l’autre me semble être un objectif privilégié et si spécifique à cette éducation physique.

Il pourrait même être la base d’un système d’évaluation comme le pratique C. Ville au Collège J. Zay sous forme d’une appréciation par le groupe sur l’individu. Le geste à effectuer est choisi par l’élève en fonction de ses possibilités et de son niveau, il est exécuté devant toute la classe qui individuellement donne une note. Ce système a l’avantage de banaliser la "cote d’amour". Cette enseignante a été très surprise de constater que la moyenne des notes données par les élèves pour leurs camarades correspondait avec sa propre appréciation du geste. Ainsi un rétro-contrôle de ce système peut être mis en place. Il me semble que cette solution permet d’intégrer toute la subjectivité de l’appréciation du langage du corps dans une contrainte particulière et surtout de laisser l’initiative du geste à celui qui l’exécute. Il est bien évident que si certains abusent de ce phénomène en reproduisant un geste mal fait ou détruisant ce système il sera mal jugé par ses camarades.

Ainsi l’émotion esthétique, et l’intégration de certains paramètres éthologiques dont le Professeur Montagner nous parlerait avec beaucoup de pertinence, sont-elles prises en compte au même titre que la performance motrice elle-même. Tout ce qui est de l’ordre de la bonne distance "inter-individuelle" : rapprochement/trop proche, éloignement/trop agressif, tout cela peut être intégré dans le geste EPS. Ce point contraste avec le fait qu’en classe la distance physique interpersonnelle est souvent fixée, le jeu intellectuel est reporté alors sur la distance psychique.

Et je suis sûre que si dans une classe on modifie de temps en temps la disposition des tables et des chaises, il se passe autre chose au niveau de l’enseignement lui-même quelle que soit la discipline concernée.

Cet accent donné par l’EPS à la communication non-verbale est fondamental d’un point de vue psychopédagogique devant la difficulté majeure que rencontrent les adultes à communiquer : les gens deviennent des individus juxtaposés. Cela s’observe essentiellement dans les grandes villes où apparaît le phénomène du "petit chien ». On n’hésite pas à demander des nouvelles des animaux domestiques par crainte ou impression de maladresse dans la relation directe avec leurs propriétaires. D’autres objets de médiation sont aussi observés tel le minitel. La communication directe par mouvements du regard etc... devient un événement de plus en plus étranger donc de plus en plus phobogène, donc de plus en plus angoissant. A force de ne plus se parler on ne sait plus se parler, on a peur, on ne sait plus comment aborder quelqu’un dans la rue, on ne sait plus, et si on n’a plus de pain un soir à 10h on ne sait plus frapper tout simplement chez la voisine. Toute intrusion de l’autre, tout rapprocher de l’autre, toute proximité, toute demande, n’est plus connue, reconnue, appréciée comme telle. La demande de communication est souvent d’emblée soit dramatisée, soit rejetée, soit n’est pas entendue. La discipline EPS me semble être le lieu idéal pour entretenir et stimuler le code de communication simple, et spontané de la vie de tous les jours qui est si difficilement possible ailleurs.

Je vais revenir sur les adolescents sportifs de haut niveau parce qu’il me semble qu’une caractéristique peut être déplacée sur l’EPS : la notion d’initiation, passage entre le monde de l’enfance et le monde de l’ adulte. Il a été de tout temps, dans toutes les cultures, organisé autour de rites initiatiques. Les JO en étaient un exemple, ils avaient ceci de particulier qu’ils s’adressaient aux gens nobles et libres, non aux esclaves (il y avait aussi un phénomène de classe sociale à cette époque). Ces rituels initiatiques avaient l’avantage d’une part de désigner un gagnant dans l’instant de la compétition (et non un record qui classe la compétition par rapport aux autres instants compétitifs) et d’autre part de donner la récompense au gagnant, récompense qui était une participation gratuite durant une année aux spectacles des tragédies classiques (Eschyle, Sophocle et Eurépide). Autrement dit, à l’ acte performant qui était la course, le pancrace... succédait une mise en mots à travers les récits des tragédies. Le système initiatique grec était composé de deux moments : un moment où on agit, et un autre pour comprendre le sens de la performance, aboutissement de l’initiation, ou dimension adulte. Cette dernière peut se résumer en une harmonisation de l’organisation des conflits qui est tout simplement l’art de vivre. L’art de vivre ce n’est pas ne pas avoir de problèmes, ce n’est pas ne jamais être fatigué, ce n’est pas ne pas vieillir, c’est savoir gérer des contradictions en relation avec les autres.

Si la santé est quelque chose : c’est l’art de vivre tout simplement. Mais l’art de vivre ce n’est pas être en forme tout le temps. L’art de vivre est aussi avoir le droit à la tristesse comme aux pleurs.

Comment comprendre, dans notre culture narcissique cette fonction initiatique ? Une culture narcissique qui par définition ne s’inscrit pas entre une naissance et une mort, mais dans un instant constamment roi. Le temps devient une somme d’instants auquel il faut successivement s’ adapter : un jour ce sera tel modèle, un autre jour un autre modèle et l’adaptation est souvent synonyme de discontinuité. Alors comment peut-on imaginer un rituel initiatique dans ce système là ?

Je pense qu’en EPS vous êtes justement dans cet espace privilégié qui rend accessible la mise en scène d’un rituel initiatique. Vous, adultes désignés par la société, allez accueillir des jeunes dans l’univers "du physique". Vous-mêmes êtes initiés et vous allez amener vos élèves à connaître le secret de votre discipline. En effet, il n’y a pas de transmission orale par le discours et le langage est davantage celui d’un savoir-faire que d’un savoir. L’élève en EPS doit imiter et regarder : un contact réciproque doit s’établir et nous retrouvons ce que M. Montagner disait de la communication non verbale des moins de 2 ans, c’est-à-dire narcissique primaire. Ainsi est réactivé cet espace de la vie que chacun a connu avant d’accéder au langage oral que l’on appelle pré-linguistique ou pré-langagier. C’est la spécificité du langage EPS qui met à distance le langage utilisé dans les autres domaines de la vie intellectuelle et scolaire en particulier. Ce langage de sensations et d’imitations est aussi un lieu où peut être abordée la notion de souffrance : il faut se faire mal quelque part pour pouvoir faire un exercice physique. Il y a un rapport à la "souffrance" qui n’est pas la douleur : même si le mot "avoir mal" est utilisé il signifie sentir la résistance de son propre système musculaire avant d’en percevoir l’excès sous forme de douleur. Ce rapport à la "souffrance" renvoie à un sentiment d’existence. Ce n’est pas "je pense donc je suis", c’est "j’ai mal donc j’existe".

Les adolescents cherchent à être rassurés sur leur sentiment d’existence par le contact physique et corporel avec des objets, des adversaires qui s’opposent aux mouvements de leur corps. Cette recherche d’identité par le corps peut même aller jusqu’à son marquage cutané par des cicatrices ou des tatouages.

Il est intéressant de rappeler l’augmentation actuelle de demande de tatouage chez les adolescents et même chez les adultes. Il semble qu’il s’agisse d’ un reflet de notre mentalité narcissique. Le tatouage représente une trace indélébile qui résiste au "temps qui passe" et rend éternel l’instant, donc l’âge.

Chez les sportifs de haut niveau on voit souvent des tatouages jusqu’à ce qu’ils aient la première cicatrice d’un accident sportif. A ce moment-là la marque indélébile de la cicatrice sert de tatouage. Ce phénomène est renforcé en cas de fracture avec cal osseux : le marquage concerne la structure osseuse et renvoie à la problématique de l’irréversibilité d’une rupture dans la continuité structurelle. On retrouve alors tous les dangers et écueils que Monsieur Ribstein nous a bien expliqués, qui sont donc et la sur-détermination et le phénomène hors-jeu.

L’avantage du rite initiatique, en EPS, est qu’il reste dans la dimension du jeu donc de la réversibilité et n’est pas constamment tenté par le hors-jeu irréversible du sport de haut niveau. En cela, il reste dans un espace où le corps est respecté et admis en tant que sensation, en tant que système de relation, en tant que système de communication, tout en restant en deçà de l’hors-jeu indélébile qui parfois enferme les athlètes de haut niveau dans une sorte de prédestination : "j’ai déjà donné, je ne peux plus arrêter".

Par cette rapide approche psycho-sociale j’espère vous avoir convaincu de la spécificité et de l’urgence à respecter la place de l’EPS. Se situant dans l’espace de l’émotion et de la communication cette discipline devrait pouvoir être le lieu d’apprentissage d’un art de vivre centré autour de l’harmonisation des différentes tensions et déséquilibres inhérents au processus même de la vie. Cette éducation à l’harmonisation est à mon avis, seule garante d’une bonne éducation à la santé.

Réponse aux questions

- En terme d’éducation, et reprenant en cela certains propos du Pr Montagner concernant les rythmes d’acquisition et de mémorisation des apprentissages, je voudrais insister sur la question du moment de l’information préventive.

Il me semble très important de prendre en considération la disponibilité de l’interlocuteur auquel on s’adresse. L’idéal est de ne jamais anticiper la question par une réponse prématurée. En effet, à mon avis, cette notion est plutôt le reflet de l’angoisse pleine de bonne volonté de ceux qui souhaitent une action préventive rapide. Cependant elle risque de figer le développement de la question et de la réflexion de nos jeunes interlocuteurs et de provoquer l’effet inverse de celui recherché, à savoir une saturation/inhibition/rejet de l’information en question, vécue alors comme agressive voire persécutrice. Je voudrais citer comme exemple certaines campagnes visant à l’utilisation de préservatifs, qui décrivent des pratiques sexuelles que certains adolescents, en particulier non encore pubères, étaient jusqu’alors incapables d’imaginer. La brutalité de ces informations, la juxtaposition de la mort et du geste d’amour font dans le meilleur des cas, rejeter en bloc toute évocation d’informations et dans le pire des cas se cristalliser tous les mouvements d’angoisse concernant l’activité sexuelle et surtout la rencontre de l’altérité.

D’un point de vue institutionnel il est bien évident qu’accompagner de manière individuelle, le développement psycho-sexuel de chaque élève est pratiquement infaisable. Mais si, déjà, la conscience de la possibilité de ces variations de rythmes nous est présente à l’esprit, il me semble que certaines violences seraient atténuées.

- Atelier : discussion autour d’un cas clinique vécu par C. Ville.

Je vais donc vous proposer un cas clinique autour duquel nous allons pouvoir repérer les différents niveaux d’approche d’une situation psycho-pédagogique.

Il s’agit d’une jeune fille âgée de 16 ans, maghrébine. La difficulté est évoquée autour du fait qu’elle marque un isolement de plus en plus agressif pendant les cours d’EPS. Elle se met dans un coin, refuse bien évidemment tous les exercices qu’elle devrait effectuer et petit à petit entraîne autour d’elle les autres élèves. L’enseignante, une femme donc, s’interroge sur ce manège qui déstabilise très rapidement l’équilibre de la classe.

1ère question : Depuis quand ?

Après discussion avec l’assistante sociale du collège, le début de cette conduite coïncide avec le renvoi des frères de la jeune fille, scolarisés dans le même établissement, pour agressivité, violence et absentéisme aux cours. Renvoi jugé par les élèves en question comme une persécution de type raciste et entraînant à l’extérieur du lycée des menaces et même des passages à l’acte sur certains enseignants et lycéens vulnérables.

L’enseignante, dans un premier temps, a cherché à discuter avec l’adolescente sans succès. Elle a hésité à aller dans le sens de son élève en lui confiant officiellement une partie de la responsabilité de l’enseignement. Elle n’a cependant pas retenu cette attitude, ne voulant surtout pas que s’installe avec son élève un rapport de forces, et affronter la jeune fille sur le seul terrain qu’elle connaisse, à savoir la violence physique : en effet, la menace était constamment celle d’une agression physique du fait de la jeune fille seule ou aidée par ses frères. La perplexité de l’enseignante allant croissant, elle décide d’en parler à ses collègues et l’équipe pédagogique constate alors que cette jeune fille ne participe qu’aux cours d’EPS depuis que ses frères ont été renvoyés. Après une longue discussion, il a été décidé que le groupe des enseignants allait convoquer le père. En effet, il est apparu urgent de s’appuyer sur le système d’autorité culturellement établi, avant que ce père ne rentre dans les mouvements de violence déjà utilisés par ses enfants. Il fallait le restaurer dans son autorité parentale avant qu’il ne se sente agressé dans son identité culturelle. C’est ainsi que le père a été reçu par l’ensemble des enseignants, et qu’un long entretien très riche d’informations réciproques a pu avoir lieu dans le calme. Et comme toute histoire qui finit bien, l’adolescente a pu détendre sa position et surtout accepter le plaisir de l’adaptation à la culture française par le biais des acquisitions scolaires qui lui étaient proposées, tout en restant la petite fille arabe de ses parents. Les tensions sont possibles à aménager sans qu’un choix exclue l’autre. Il n’est plus nécessaire d’agir une rivalité avec la mère : la bonne mère peut avoir deux visages, celui de l’enfance et celui de l’école.

Je voudrais insister sur cette notion : vivre sous-entend l’accès à un nombre de plus en plus grand de situations "conflictuelles inhomogènes" (tout choix positif sous-entend une mise à distance à l’instant des autres alternatives sans pour autant qu’elles soient définitivement abandonnées), et l’art de vivre est celui du plaisir à accepter ce qu’on a choisi afin de ne pas souffrir d’avoir perdu ce qu’on n’a pas choisi.

 

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