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Le Monde
Suzanne Bonaly et Jim Pierce ou le difficile métier de parents de champion
Par Bénédicte Mathieu
jeudi 2 février 1995
Être entraîné par sa mère ou par son père crée une relation fructueuse qui peut mener à tout. A condition d’en sortir.

L’histoire se termine bien. Mary Pierce a gagné, samedi 28 janvier, son premier tournoi du grand chelem aux Internationaux d’Australie de tennis, devenant troisième joueuse mondiale. Elle a dit : « J’ai travaillé dur, traversé de mauvaises périodes ». Ils ont tous pensé à Jim Pierce, père et premier entraîneur de Mary. Il avait été interdit dans les tournois féminins pour avoir interrompu des rencontres en insultant sa fille quand elle jouait mal. Et soupçonné d’un entraînement trop spartiate, parfois violent. Il y a plus d’un an, Mary s’est réfugiée en Floride, à l’académie de Nick Bollettieri, le gourou du tennis mondial. Là-bas, elle ne cesse de clamer qu’elle a appris autre chose qu’à taper dans la balle. Elle va au cinéma ou retrouve ses copains. Elle est devenue femme et sereine. A vingt ans.

Pendant quinze ans, elle aura quasiment vécu en autarcie, comme Surya Bonaly ou Jennifer Capriati, qui forment ou ont formé un drôle de couple avec le géniteur. Drôle de couple, tantôt bosseur, tantôt cajoleur. Parfois seul au monde. Souvent si difficile à séparer. Jennifer Capriati, après avoir été une promesse du tennis féminin, a fui son père, partie, de son propre aveu, chercher un peu d’enfance, celle des quatre cents coups : une crise d’adolescence carabinée dont les retombées médiatiques firent de son père un homme diabolisé. « Un parent entraîneur est quelqu’un qui est disponible à 100 %, dit Suzanne Bonaly, la mère de la vice-championne du monde de patinage, quadruple championne d’Europe et favorite pour l’édition 1995 qui se dispute à Dortmund jusqu’au 4 février. Il ne se raconte pas d’histoires et connaît les limites de son enfant ». Elle se défend : « Je n’ai jamais cherché à ce que Surya fasse de la compétition. C’est comme une sorte de radeau, nous avons été portés. Je voulais lui forger le caractère en lui faisant faire du sport, et c’est parti ». Professeur de gymnastique, Suzanne Bonaly était bien placée pour suivre les progrès de sa fille.

Claire Carrier, médecin du sport, psychiatre, psychanalyste et docteur en psychologie clinique à l’Institut national du sport et de l’éducation physique (Insep), a analysé les difficultés de ce type de relation dans son ouvrage L’Adolescent champion, contrainte ou liberté (PUF, 1992). Selon elle, « les parents ont par définition une fonction initiatrice. Ils doivent donc accompagner leur enfant jusqu’à ce qu’il devienne un adulte ». Il est très important qu’ils restent à leur place de parents sans céder à la tentation de vivre et de devenir champion par procuration. « Il me semble très difficile pour un parent entraîneur, insiste Claire Carrier, de fonctionner par rapport à son enfant en respectant les deux registres ; celui qui accompagne la fascination narcissique et l’autre qui s’en écarte de manière à favoriser l’accession à l’âge adulte. En bref, le juste dosage et la juste distance sont très subtils à déceler. C’est le « métier » le plus dangereux qui soit. »

Si demain Surya veut arrêter, je serais d’accord. Cela serait dur pour les sponsors, mais tant pis « Je me suis fait plaisir, répond Suzanne Bonaly. Avant tout, je me suis adaptée au métier de mère, avec ce désir de donner. » « Il n’y a qu’une personne en moi, dit Mme Bonaly. Chez nous, cela n’a pas de conséquences. On crie parfois sur le bord de la patinoire et deux minutes après nous nous embrassons. C’est plus un jeu qu’une nécessité pour survivre. Si demain Surya veut arrêter, je serais d’accord. Cela serait dur pour les sponsors, mais tant pis. »

Le père de Surya reste à l’écart : « Elles sont déjà suffisamment exposées, dit-il. Je m’occupe de la partie administrative et de collecter les histoires de ma fille dans la presse. De près ou de loin, c’est une bonne expérience de parent. C’est l’aigle qui apprend à voler à son petit. »

Francis Lussac, actuellement en conflit avec la Fédération française de gymnastique qu’il accuse d’avoir imposé des cadences d’entraînement à sa fille Elodie, victime d’une grave blessure au dos (Le Monde du 10 janvier), soulève, lui, la question du premier entraîneur. « En tant que tel, je ne peux supporter de voir entraîner ma fille n’importe comment », déclarait-il en janvier. Pour leur défense, la fédération et le centre de haut niveau de Marseille déplorent l’avoir laissé entrer dans la cellule d’entraînement. « Là se situe le blocage, constate Claire Carrier. Le duo devient trio, et il faut accepter la présence d’un entraîneur extérieur. Dans la logique du sport, être entraîneur pendant toute la carrière sportive de son enfant n’est pas la place d’un parent. En cas de conflit, il arrive que le parent développe un fantasme du vol de son enfant et ait soudain peur de perdre sa place auprès de lui. » Il y a les parents envahissants, mais il y a aussi ceux qui ont choisi de laisser aller leurs enfants. Ceux-là sont collés à la télé ou dans les tribunes de supporters. M. Merle, par exemple, s’est longtemps enorgueilli d’avoir très rapidement confié sa fille, Carole, en route pour le haut niveau, à des spécialistes.

Plus complexe est le cas de Mélanie Hingis, mère de Martina, la championne du monde junior de tennis. Ancienne modeste joueuse tchécoslovaque dans les années 70, admiratrice de Martina Navratilova, Mélanie s’est promis de donner une meilleure vie que la sienne à sa fille. Entraîneuse de Martina, elle s’occupe aussi d’autres joueurs. Sa passion de jeune mère est devenue un métier qui l’a éloigné de sa fille. Ce dont elle se félicite. Selon elle, son absence donnera à Martina l’occasion de grandir plus vite. « Les parents entraîneurs sont des gens qui ont souvent du mal à passer la main, à accepter leur changement de génération, estime Claire Carrier. Au travers de leur enfant, ils vont reporter ce passage à un moment où ils seront « désinsérés » par rapport à leur tranche d’âge. Pour les enfants, la chose est différente. Une carrière de sportif dure dix à douze ans. Il ne faut donc pas dramatiser une situation, soit de fusion, soit d’opposition, soit de rivalité. L’enfant aura toujours du temps pour rentrer dans l’âge adulte. La carrière déplace la crise d’adolescence. En thérapie, je garantis ce développement adolescent afin que les athlètes puissent se concentrer sur ce qui est leur plaisir actuel. Et éviter que l’exercice physique ne soit qu’un apaisement transitoire. »

Dans sa rupture avec son père, Mary Pierce aura « trouvé le plaisir de jouer ». Sa mère, Yannick, ne s’est pas substituée à Jim ; elle a laissé un homme de Bollettieri, Sven Groeneveld, entraîner sa fille.

De son père, Mary ne veut plus parler ou si peu : « Nous avons désormais une relation père-fille sans rapport avec mon tennis, a-t-elle expliqué à Melbourne. Quand je joue, quand je m’entraîne, il n’est pas dans mes pensées. Il est présent dans ma vie en dehors de cette vie-là. Si nous ne nous voyons pas souvent, nous nous téléphonons fréquemment. Nous gardons le contact. »

BENEDICTE MATHIEU

 

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