Quasiment tous les athlètes de haut niveau se sont blessés. C’est parfois la conséquence d’un accident survenu pendant la compétition, ou l’effet d’un entrainement mal maitrisé, quand il ne s’agit pas du simple effet de la malchance. La convalescence et le retour à la compétition sont parfois douloureux, la blessure révélant les limites du corps et engendrant des peurs. Ainsi l’explique Claire Carrier, médecin du sport, psychiatre, psychanalyste et docteur en psychoclinique à l’Institut national du sport et de l’éducation physique (Insep).
« C’est un point de repère de l’entraînement. Les entraîneurs disent : « Fais-toi mal », ou « Tu ne te fais pas assez mal ». Il faut se pousser à dépasser les limites connues de son effort et de son corps, sinon, on ne fait pas de haut niveau. Car le haut niveau, c’est aller dans son inconnu. Aujourd’hui, il n’est plus possible de s’entraîner en suivant son rythme. On force le corps à chaque instant, à chaque fois. C’est ce que l’on peut appeler le hors naturel attendu par l’athlète et son entraîneur. Il faut aussi voir dans ce terme toute la problématique de la toute-puissance, de la mégalomanie qu’il faut pouvoir entretenir pour continuer à travailler et à dépasser ses limites.
Soudain, le corps ne veut plus. Psychologiquement, le rapport à la blessure apparaît à la première. Avant cet événement, l’athlète avait une intelligence motrice. Tout se passait bien. Il n’y avait aucun problème. Il avait donc une impression de toute-puissance sur son corps et pouvait lui demander n’importe quoi, des choses de plus en plus compliquées. Le premier traumatisme est vécu comme une trahison du corps qui a imposé sa loi. Alors, l’athlète devient un sportif de haut niveau. Il a cessé d’avoir l’illusion de sa toute-puissance corporelle.
Dans le meilleur des cas, il va accepter sa blessure. Cela signifie qu’il assume, ainsi que son entourage, le mouvement dépressif qui correspond au deuil de ce corps tout-puissant. Si l’entourage n’a pas appréhendé la gravité de cette blessure, ce sera difficile. Je me souviens d’une gymnaste qui s’était cassé les deux poignets. Elle est venue me voir en se plaignant d’une petite tendinite à la cheville qui avait nécessité un bandage pendant dix jours. Au travers de cette blessure secondaire, elle se rendait compte qu’elle ne pouvait plus imposer à son corps ce qu’elle voulait, c’est-à-dire honorer les rendez-vous auxquels elle était inscrite, et elle s’est effondrée. Alors, est intervenu tout le mouvement dépressif de la première blessure qu’elle avait oubliée. » La carrière sportive va se dérouler en fonction de cette première fois. Si elle est bien accompagnée, les athlètes vont vivre avec leurs limites corporelles. Ils vont s’entraîner dans les limites de leur connaissance et de leur résistance. Ils vont penser à boire sans soif, penser au rythme de sommeil et à leur régime.
Ceux qui ont mal vécu cette première risquent de vivre cette blessure comme une angoisse. Apparaissent, alors, les blessures à répétition. Elles sont plus significatives si elles sont la répétition de la première blessure. Parce que le deuil du corps tout-puissant n’est pas fait. J’ai rencontré des athlètes qui avaient fait des blessures à répétition parce qu’ils avaient peur d’être sélectionnés à nouveau ou bien peur de changer de clubs et d’habitudes. Peur de grandir. Dans ce milieu-là, il est difficile de dire : « J’ai envie d’arrêter ». Alors, la blessure devient une solution. » Une autre façon de ne pas intégrer la première blessure consiste à ne pas supporter l’immobilisation. Ils sont tellement habitués à bouger, à exister dans l’action. Ils reprennent trop vite, ce qui est un déni de soi, une façon d’ignorer la blessure. Cela peut entraîner des conduites psychotiques du style : « Ce n’est pas moi, c’est mon corps. »
Il faut négocier un autre corps avec des cicatrices et donc un mouvement qui est moins élastique, beaucoup moins sûr et forcément un peu fragilisé. Il y a toute une mémoire corporelle d’intégration de la douleur qui va entraîner des appréhensions. L’athlète va éviter d’énerver la zone sensible. Il faut accepter qu’un tendon réparé soit plus court. Il faut intégrer la douleur et la nouvelle motricité. Il est quasiment impossible d’être un athlète de haut niveau si l’on n’a pas été blessé. »
PROPOS RECUEILLIS
PAR BENEDICTE MATHIEU