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ECOUTES & REGARDS, n°57, p.3-4
La performance sportive à l’image du Dieu des Chrétiens
juin 2005

Très souvent, les performances sportives sont situées, par les sportifs eux-mêmes, dans une référence à Dieu. En 1989, l’américain Michaël Chang gagnait à 17 ans le prestigieux tournoi de tennis de Roland Garros, aux dépens du favori Stefan Edberg. Lorsqu’il reçut la coupe il déclara publiquement : « Je remercie Jésus-Christ. Sans lui, je ne suis rien. »

Autre témoignage : le handballeur Joël Abati, surnommé le Révérend par ses coéquipiers de l’équipe de France championne du Monde en 2001, les fameux Barjot, n’hésite pas à expliquer : « l’athlète de haut niveau est obligé de se surpasser mentalement. Or, j’y parviens car le Seigneur s’est aussi surpassé. En atteignant ses limites, l’homme a besoin de plus fort que lui s’il ambitionne remplir ses objectifs. » Comment comprendre ce phénomène ? Et surtout quelle attitude avoir devant ces manifestations, surtout face aux enfants et adolescents ?

Ces références magiques laissent pantois car enfin en quoi atteindre son objectif sportif est divin ?

Une ambiance qui banalise l’exception.

Ce qui hisse le sportif déjà de haut niveau à un rang d’exception est son acceptation de privilégier à toute autre manifestation du vivant, et cela tant que dure sa carrière sportive, le développement jusqu’au point de rupture de ses compétences psychomotrices corporelles. Il est prêt à tout donner, à tout sacrifier pour qu’elles affûtent le plus complètement possible son corps jusqu’à ce qu’il soit apte à mettre en scène une performance. Pousser à bout son naturel lui apparaît comme une urgence : l’énergie qu’il développe a la violence de celle de la survie. Il sauve sa peau et cela dépasse son entendement.

Certes un champion sportif est structurellement fait de chair et de sang ; cela n’empêche que les images de son corps à records sont l’objet d’un culte ayant une valeur marchande : son commerce et son spectacle sont un des grands investissements de l’économie de la modernité. Il s’agit bien d’une manifestation originale du commerce de la chair dont les équivalents en produits financiers sont également hors du commun des mortels.

.Et rend « normale » la référence au sacré.

Pour affronter ce double défi d’inhumanité, le sujet athlète se vit comme sacré. L’acteur de performance a perdu confiance en sa banale force de vie (elle ne suffit plus). Alors, il s’accroche à ses représentations idéales : il les pense réelles et vraies. Pour cela il se laisse convaincre, de manière souvent aveugle, par ceux qui le managent quitte à se soumettre jusqu’à l’épuisement à leurs humiliations ou oppressions. Les objectifs attendus ne sont pas le fruit de l’épanouissement de ce créateur d’évènements ; bien au contraire, ils sont prescrits par l’environnement socio-économique, culturel et politique de la société sportive internationale qui a sélectionné ce potentiel. L’intrication entre le public et le privé rappelle les rituels de prostitution sacrée (maintenue jusqu’à nos jours dans certaines régions de l’Inde) en particulier à Athènes, l’institution des Hiérodules, esclaves sacrés installés au service d’un temple. Leur personne, homme ou femme, était sacrée et leur vertu sacrifiée : ils ou elles devaient livrer leurs corps à tous les fidèles et accueillir au plus intime d’eux-mêmes, leurs parties sacrées, c’est-à-dire leurs sexes. Le rapprochement du champion sportif avec le commerce sacré de la chair érige en divinité païenne le veau d’or qu’est le corps performant du champion.

Mais pas au religieux.

La référence au sacré permet de se focaliser sur un acte parfait et sur une sorte d’harmonie : l’exploit sportif est forcément irrationnel dans la mesure où la perfection émotionnelle et corporelle l’est. Associer religieux et sport est un contresens car le religieux sous-entend le lien avec l’autre alors que le sport sous-entend le lien avec soi-même pour être premier. L’athlète développe son narcissisme pour réaliser son autocréation de champion. Il utilise les autres pour solutionner sa problématique, pour sa propre valorisation. Vouloir être le Roi implique de sa part un renvoi à la pensée magique, à l’auto-sacre, à l’auto-définition des objets sacrés qui renforcent sa toute-puissance.

Les comportements auxquels nous assistons sur les terrains, notamment lorsqu’un joueur se signe avant le coup d’envoi, sont en fait de l’ordre du sacré. Ne reliant pas à la communauté des croyants, ils sont détournés de leur sens religieux.

Le pharisianisme est le prix éthique de la performance

Le sportif récupère et se réapproprie un certain nombre de comportements et rituels religieux : il est dans l’illusion de réduire une puissance qui le dépasse à une puissance qu’il maîtrise, la sienne magnifiée dans son acte performant. Cela révèle un ego surdimensionné : le sportif a la prétention de s’assimiler la toute-puissance divine pour être lui-même tout-puissant. Globalement impliqué dans ce processus qui se voudrait hors limite, progressivement le futur performer perd pied avec tous les repères de son sentiment d’existence qui organisaient jusqu’alors sa conscience d’être. Déjà séparé de sa propre trajectoire de vie, hors de la conscience de sa propre finitude, il est inapte à apprécier des prises d’un risque vital déjà dépassé : il ne peut que fuir en avant, et cela d’autant plus qu’il pratique une discipline sportive où adversaire comme arbitre sont physiquement absents telle la course contre la montre.

Au risque d’être accusé

de complicité de crime contre l’humanité, tout spectateur (quelque soit son poste d’observation) doit protéger l’acteur sportif de toutes formes de dérives mégalomaniaques

Pour ces raisons, est entière la responsabilité du staff technologique et scientifique (dont l’entraîneur est un interlocuteur privilégié) : cette équipe a le devoir de régler et de garantir pour son poulain le respect de la grandeur et de la liberté de sa dimension humaine dans sa progression vers l’extrême.

Malheureusement la tentation d’exploiter ces ressources humaines, cet argent facile, est souvent trop grande : cette équipe (comme le lobby commercial du sport et de son spectacle) est elle-même dans une contrainte de résultats. L’efficacité (personnelle) et la sélection (par le groupe) de ce corps performant sont artificiellement programmées par le rythme et la logique de consommation. Ce produit prévu, commandé devient chosifié, mort. Le processus essentiellement vivant de transformation n’est pas reconnu car cet objet-corps-performant est intrinsèquement et dans le même temps, à la fois, ses propres, ingrédient, produit et outil. Individu souverain, au mental entraîné, volontairement hors limite de la conscience de sa finitude humaine, l’acteur sportif se crée lui-même par sa performance. Pour exister, naître, indifférent à la richesse de sa propre dualité masculin/féminin, dans une illusion orgueilleuse égocentrée, il s’expulse dans un ailleurs toujours insatisfaisant.

Cette méprise sur les origines est d’autant plus facile à investir que le muscle n’est pas un attribut sexué. Pas plus féminine que masculine, la performance musculaire sportive est une mise en scène d’un corps d’avant la différence des sexes : elle est sexuellement neutre. Mais son image, cette érectilité du corps humain bandé par l’effort, par sa qualité virile renvoie au masculin (pôle énergétique émetteur, le yang d’où force, énergie, esprit) et c’est là que le bât blesse ! Le risque d’une adaptation excessive au très haut niveau sportif est que cet extrême affûtage du pôle masculin se délie petit à petit du pôle féminin (pôle énergétique récepteur, le yin, la matrice, la forme), lentement occulté ou pis dénié, anéanti. La transmission de la vie n’est plus le produit de la différence des sexes. Alors, la performance sportive telle qu’exigée à l’aube du 3ème millénaire, n’est plus de l’ordre du vivant, de l’universel : il s’agit plutôt d’une sorte de délire du corps.

Apprendre à discerner et distinguer l’acte performant de son auteur.

Là, plus qu’ailleurs l’habit ne fait pas le moine. Ainsi cet être humain peut être reconnu à sa place : derrière l’idole se cache trop souvent un martyr, effigie d’une nouvelle figure de maltraitance (prostitution sacrée du veau d’or qu’est le cannibalisme consumériste) de la condition humaine ou pis, de nouvelle victime d’un crime contre l’humanité. Alors, son mal-être sera entendu, ses conduites « sacrées » seront des appels au secours : il pourra enfin se reposer et bénéficier de l’attention et du soutien qu’il mérite. Son expérience enrichit le patrimoine de l’humanité, il accède à la dimension de champion : s’aimant lui-même et s’acceptant comme tel il pourra reprendre dignement les rênes de sa vie.

Claire Carrier Le champion, sa vie, sa mort Psychanalyse de l’exploit Paris, Bayard, 2002.

 

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