Le 14 Février 2.004, le monde du cyclisme international a laissé éclater sa surprise à l’annonce de la mort de Son Champion italien Marco Pantani. Sans plus s’étendre sur l’anonymat du refuge de cet emblème dans une pension de famille à taille humaine, inconnue des circuits professionnels. Peut-être alors aurait-il compris la détresse affective d’un tel choix en remarquant que ce lieu porte le nom de « villa des Roses », fleur symbole de la fête du jour, celle des amoureux. Cette louable discrétion n’a cependant pas touché la révélation, évidemment beaucoup plus « juteuse », des travers et provocations de cet homme se distinguant par son surnom « le pirate ». Peu importe son inscription dans l’illégalité du dopage, il faut alimenter la démesure des exigences consuméristes du star system. Peu importe la banalité de sa mort en toxicomane solitaire, le spectacle continue ! La grandiosité de ses obsèques trop largement médiatisés garde le tempo de ses records, de la performance magnifiée, en toute bonne conscience. Et nous devrions nous féliciter d’un tel exemple ? Nous devrions admettre cette confusion conceptuelle entre les notions de champion, idole et héros ? Sacrer héros un tricheur, idolâtrer une figure high-tech, c’est tout de même trop malmener la dignité humaine !
Cependant n’avons-nous pas lieu d’être fiers de notre culture post-moderne dont nous sommes à la fois auteurs et acteurs ? Comment comprendre alors cette distorsion de nos représentations sociales ?
Ce qui hisse le champion à un niveau d’exception est son acceptation de privilégier à toute autre manifestation du Vivant, et cela tant que dure sa carrière sportive, le développement jusqu’au point de rupture de ses compétences psychomotrices corporelles. Il est prêt à tout donner, à tout sacrifier pour qu’elles le transforment en néo-corps performant. Le suivi psychologique de ces champions permet de mettre en évidence la grande fréquence d’un mobile fondateur de ce type d’abnégation : le besoin incoercible et inconscient d’échapper à tout ou partie des paramètres constitutifs de l’assise narcissique originelle ou pis de la dénier. Cette autre donne de la matrice des origines, de l’appartenance en général, peut répondre entre autres cas de figure, pour les uns à la recherche de l’illusoire stabilité d’une nouvelle filiation, pour les autres à une urgence de réparation familiale ou personnelle : en particulier suite à une injustice quand au corps (malformations, traumatismes de la petite enfance.). La violence de ce manque à être s’exprime par la passion que le champion éprouve pour sa pratique, dont l’excès est l’aliénation par la fascination qu’elle exerce sur lui en le rendant dépendant.
Un champion sportif est structurellement fait de chair et de sang. Son corps à records est l’objet d’un culte ayant une valeur marchande : son commerce et son spectacle sont un des grands investissements de l’économie de la modernité. Il s’agit bien d’une manifestation originale du commerce de la chair. Organisé par une musculature et un appareil locomoteur en permanent remaniement, le corps du champion est le résultat de sa soumission volontaire personnelle aux effets de l’interaction entre deux systèmes de forces : intérieur et extérieur. La soumission est ici comprise comme témoin d’un esprit d’enfant (et non d’une immaturité infantile) fait d’humilité et non d’humiliation, de service consenti et de confiance accordée non d’oppression subie et de crédit aveugle.
Les premières, intérieures, ressortent de la capacité d’accueil dans l’intimité de la mémoire corporelle individuelle, des transformations provoquées par la répétition d’entraînements imperturbablement réguliers et même précoces, aux consignes d’effort programmés par d’autres, intensifs. Les secondes, extérieures, viennent des objectifs attendus, prescrits par l’environnement socio-économique, culturel et politique de la société sportive internationale qui a sélectionné ce potentiel. Elles sont le fruit des actions de l’assistance technologique et scientifique dont ce corps est la cible. Cette intrication entre le public et le privé rappelle les rituels de prostitution sacrée (maintenue jusqu’à nos jours dans certaines régions de l’Inde) en particulier à Athènes, l’institution des Hiérodules, esclaves sacrés installés au service d’un temple. Leur personne, homme ou femme, était sacrée et leur vertu sacrifiée : ils ou elles devaient livrer leurs corps à tous les fidèles et accueillir au plus intime d’eux-mêmes, leurs parties sacrées, c’est-à-dire leurs sexes. Le rapprochement du champion sportif avec le commerce sacré de la chair érige en divinité un veau d’or : le corps performant du champion.
Globalement impliqué dans ce processus qui se voudrait hors limite, progressivement le champion perd pied avec tous les repères de son sentiment d’existence qui organisaient jusqu’alors sa conscience d’être. Déjà séparé de sa propre trajectoire de vie, hors de la conscience de sa propre finitude, il est inapte à apprécier des prises de risque vital déjà dépassé : il ne peut que fuir en avant. Et cela d’autant plus qu’il pratique une discipline sportive où adversaire comme arbitre sont physiquement absents telle la course contre la montre. Pour ces raisons, est entière la responsabilité du staff technologique et scientifique (dont l’entraîneur est un interlocuteur privilégié) : cette équipe a le devoir de régler et de garantir pour son poulain le respect de sa vitalité humaine dans sa progression vers l’extrême.
Malheureusement cette équipe est elle-même dans une contrainte de résultats : l’efficacité et la sélection de ce corps performant sont artificiellement programmées par le rythme et la logique de consommation. Ce produit prévu, commandé, est chosifié car intrinsèquement à la fois la cause le produit et l’instrument de la performance sportive. Individu souverain, par son mental, son ego, hors limite de la conscience de sa finitude humaine, le champion se crée lui-même. Pour exister, naître, indifférent à la richesse de sa propre dualité masculin/féminin, dans une illusion orgueilleuse égocentrée, il s’expulse ailleurs, il se clone. Cette distorsion génitrice est d’autant plus accessible que le muscle n’est pas un attribut sexuel. Pas plus féminine que masculine, la performance musculaire sportive est une mise en scène du corps de l’ordre du prégénital : elle est sexuellement neutre. Mais son image, cette érectilité du corps humain bandé par l’effort, par sa qualité virile renvoie au masculin (pôle énergétique émetteur, le yang d’où force, énergie, esprit) et c’est là que le bât blesse ! Le risque d’une adaptation excessive au très haut niveau sportif est que cet extrême affûtage du pôle masculin se délie petit à petit du pôle féminin (pôle énergétique récepteur, le yin, la matrice, la forme), lentement occulté ou pis dénié, anéanti.
Telle la dépendance de Marco Pantani à l’illusion de cordon ombilical avec la vie que donne le joint et aux médicaments que l’on retrouve fréquemment dans les tentatives de suicide des femmes. Telle sa négligence de la place de l’intime, valeur féminine laissée pour compte par l’exhibitionnisme forcé de son côté star de la télé réalité. Tel son plaisir à être dans une relation d’amour gratuite, envahi par la toute-puissance de sa représentation objet d’amitiés utiles toujours bonnes pour des contacts exploités par les autres. Telle sa mort, cour desséché de solitude, dévoré par son ego, en martyr de son féminin.
Effigie d’un mode d’être au monde, la personne du champion ne doit pas devenir une nouvelle figure de maltraitance (prostitution sacrée du veau d’or qu’est le cannibalisme consumériste) de la condition humaine ou pis, une nouvelle victime d’un crime contre l’humanité.