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Performance et santé - N° 2
Comportement alimentaire. Pratique sportive intensive et santé
janvier 2003
Référence bibliographique
CARRIER Claire. Comportement alimentaire. Pratique sportive intensive et santé. Revue Performance et Santé, 2003-01, n°2, pp. 4-5.

Le comportement alimentaire englobe un ensemble d’actions intéressant les aspects qualitatifs et quantitatifs de l’absorption de nourriture, les activités de recherche plus ou moins instinctive et d’appropriation volontaire essentiellement individuelle qui précèdent l’absorption, les rythmes et les conditions d’environnement qui l’accompagnent ainsi que les phénomènes qui la suivent.

La complexité de cette exigence vitale se retrouve au niveau fonctionnel. Elle répond à une quadruple demande : énergétique d’ordre biologique, hédonique d’ordre affectif et émotionnel (autour de l’alternance calme de la satiété, excitation de la faim), symbolique d’ordre psychologique (l’oralité est une des étapes du développement psycho-affectif), relationnel et culturel (mode d’expression du lien social en vigueur). Ce comportement est la résultante de l’interaction de deux forces de vie, l’une interne s’intéresse à l’homéostasie énergétique et nutritionnelle, l’autre externe régule les échanges du sujet avec son environnement. La santé se repère par un bien-être résultant de l’équilibre de ces forces en présence.

Qu’en est-il chez le sportif visant la haute performance ?

Le comportement alimentaire du sportif de haut niveau en bonne santé marque une rupture avec son histoire « normale ». L’ingestion d’aliments et de boissons est alors au-delà du besoin vital naturel : elle satisfait aux exigences de la sélection artificielle d’un poids et d’une esthétique corporels imposés par les règles même de la compétition ou exigés par l’athlète pour lui-même. Associée à la régularité des entraînements, elle participe de la pression exercée sur le sujet-athlète pour aboutir à la néo-formation de son corps scientifico-technique. L’alimentation de nos futurs champions sportifs rejoint l’actuel phénomène de la biotechnologie. Parfois véritable prescription, elle doit « couvrir », « assurer » les apports hydriques et énergétiques nécessaires au bon rendement de la « machine humaine » : sa valeur de garantie rassure le staff technique.

Le comportement correspondant est le résultat de l’entraînement à la perception des sensations et d’une habituation à un vécu corporel en alerte et excité par le mouvement, la faim, l’attente. Son acquisition signe l’adaptation aux contraintes de la pratique sportive intensive visant la haute performance : apports nutritionnels et hydro-électrolytiques strictement corrélés à la dépense énergétique de la répétition des efforts physiques ; réactivation du plaisir oral avec le travail volontaire sur la maîtrise de la musculature lisse de la déglutition ; convivialité passant par le crible de la satisfaction de la consigne nutritionnelle ; « officialisation » de ce comportement qui perd toute forme d’intimité et de spontanéité (« s’offrir une choucroute » ou « prendre un pot » au pied levé est toujours soumis à discussion).

Peser du regard ses aliments et les décomposer en principes actifs devient banal et même souhaité : l’adhésion aux consignes diététiques va témoigner de l’adhésion aux contrats sportifs, et l’étude de ce que va « faire » l’athlète de son alimentation va refléter sa propre position face aux contraintes et aux plaisirs auxquels il est confronté. Une véritable éducation alimentaire va alors se mettre en place ; elle se fonde sur deux préoccupations, boire sans soif et jouer avec sa sensation de faim.

L’évaluation des résultats se fait sur les productions corporelles, bien sur la disponibilité à l’effort psychomoteur mais aussi la thermorégulation avec la sécrétion sudorale : un sportif « sec » ne se « donne » pas.

S’il a soif, il est déjà déshydraté. Afin de supporter la contrainte d’anticiper son besoin de boire et surtout de ne pas percevoir le soulagement que procure sa satisfaction, il doit donc trouver une autre source de plaisir. Notre athlète va retrouver dans sa mémoire, le plaisir de l’oralité qu’enfant il éprouvait. C’est probablement ce qui motive, chez le sportif, l’utilisation de bouteilles auxquelles sont attachés des surnoms familiers, comme le choix privilégié de boissons non gazeuses, aromatisées et à une température moyenne (autour de 15°C), ainsi que la nécessité de mâcher du chewing-gum, ou encore l’attirance pour la cigarette. Il semble que puissent être également évoquées dans ce cadre les conduites de grignotage. Avoir la bouche pleine et l’estomac juste assez rempli permet de profiter presque exclusivement des sensations orales, puisque la faim, utilisée comme une excitation « pure », est ainsi repoussée à la limite de la conscience.

L’entraînement diététique sous-entend que l’on fasse passer au second plan les habitudes et repères alimentaires antérieurs : la recherche privilégiée et élective de certains aliments (quête qui renvoie à la notion d’appétit), comme les perceptions de satiété, dépendant elles-mêmes de l’équilibre émotionnel du sujet.

Cet entraînement devient le lieu privilégié du déplacement des exigences de maîtrise psychomotrice (rythme des efforts musculaires) imposée par l’objectif sportif, auxquelles est confronté le sportif de haut niveau : « Là ! enfin c’est moi qui décide ! » En effet, nul ne peut contraindre l’autre à avaler, ni le faire à sa place, tout comme rentrer sur un terrain ou prendre le départ. Le comportement alimentaire s’inscrit dans un espace de liberté individuelle. Lorsque l’athlète investit cette possibilité de choix, il témoigne qu’il s’approprie les codes sportifs : il est initié.

Ces phénomènes d’auto-contrôle sont d’autant plus nets que les disciplines sportives sont structurées autour du phénomène de la pesée. Les athlètes font de leur poids un outil stratégique : toute leur astuce visera à être le plus lourd possible dans leur catégorie, elle-même choisie en fonction des adversaires. L’écoute de ces athlètes a permis de mettre en évidence un phénomène de « compétition avant la compétition ». Le poids devient une obsession dans les jours précédents, et l’attitude individuelle face à cette contrainte révèle la place qu’occupe la compétition dans l’espace psychique du sujet. Rares sont ceux qui n’ont jamais de problèmes de poids. Certains ne tiennent pas compte des conseils donnés lors des pré-pesées qui se déroulent un mois avant la compétition, et ils décident eux-mêmes du moment de leur régime et de leurs conduites amaigrissantes. Ces décisions prennent souvent l’allure de défis : perdre six kilos en dix jours, sans mettre en danger l’entraînement, la vigilance et l’adaptation au stress, relève de l’impossible ! Ainsi, certains athlètes se provoquent eux-mêmes et se jugent aptes à affronter la rencontre lorsqu’ils se sont donné la possibilité de passer le cap de la pesée, ce qui signifie que leur corps a réussi à relever le défi qu’ils s’étaient lancé à eux-mêmes. Ce comportement d’anticipation, vécu de manière individuelle et volontaire, permet de déplacer sur cette provocation personnelle l’attente anxieuse de la compétition en elle-même. Elle permet également de justifier par une limite corporelle l’abstention à certaines rencontres.

Du fait de leur composante volontaire et individuelle, les comportements alimentaires deviennent souvent support de la pensée magique. Ce champion l’exprime particulièrement bien : « Jusqu’à présent, j’étais à mon maximum et je gagnais, mais à cette compétition je savais qu’il fallait que j’aille au-delà. Alors pendant les dix jours précédant, j’ai mangé le plus de vitamines possible. Pour pouvoir donner le ’plus’ qu’il fallait. » Ces réflexions témoignent à la fois de la perception/estimation d’une limite à dépasser et d’une anticipation de ce débordement : en effet, le « plus » apporté par les vitamines pourrait magiquement contenir l’éclatement secondaire à la performance réussie. Ainsi, le recours à la pensée magique rassure le sportif et maintient dans une sorte de cohérence ses idées de toute-puissance, si nécessaires pour aborder la performance.

Dans ce registre peut également être cité le recours à l’automédication, véritable potion magique dont le support pharmacologique n’est guère rationnel. Un phénomène de mode entoure fréquemment tel ou tel produit qui est alors utilisé sans discrimination. Souvent sans rapport avec les substances classées dopantes, il n’en implique pas moins une accoutumance à une prise médicamenteuse pour une performance accomplie « par procuration », sans parler de la répétition générale de la performance à venir qui consiste à avaler cinquante comprimés de somnifère (non interdit, alors qu’un seul est prescrit), véritable boulimie médicamenteuse et terrain propice à tous les excès que propose le « pharmaco-dopage ».

Plus courante dans le milieu sportif féminin comme masculin, la réaction anorexique s’observe après un échec lié à une imperfection corporel : il provoque le sujet dans son aptitude au sacrifice « tu me trahis ! tu vas voir ce que tu vas voir ! ». Si la triade anorexie, amaigrissement, hyperactivité motrice est constituée, l’inappétence est primaire, dans un contexte dépressif plus ou moins manifeste. La conduite de ces sujets respecte le pronostic vital et reste adaptée aux exigences de l’environnement, en particulier des compétitions.

Comment surveiller ce nécessaire détournement du comportement alimentaire par l’adaptation aux exigences sportives visant la haute performance ?

Le passage du normal sportif (déjà anormal comparé au tout venant) au pathologique sportif reste difficile à déterminer. Douze ans d’expérience de suivi psychologique des sportifs de haut niveau s’entraînant à l’I.N.S.E.P. ont permis de rendre impérieux, durant toute la carrière sportive, le suivi personnalisé sous forme de « contrôle continu de l’adaptation ». Seule, une différence observée par rapport aux habitudes antérieures du sujet et/ou aux attitudes spontanément adoptées par la plupart des individus d’une population placée dans le même contexte sportif est symptomatique. Elle doit d’autant plus attirer l’attention qu’elle s’associe à des conséquences somatiques présentant un risque vital ou à une plainte évoquant les thèmes de désadaptation, d’anormalité : troubles de la vigilance avec insomnies, pertes de mémoire. ; conduites addictives plurielles avec en particulier des prises de risque (accidents de la voie publique, comportement violent). Cette observation fine de l’adaptation ne peut être que le fait d’une équipe pluridisciplinaire : les points de vue se complètent, se nuancent et les réponses gagnent en subtilité et finesse. L’essentiel est de prévenir l’organisation en dépendance de ce comportement alimentaire sous contrôle : inefficace pour la performance, le sportif, aliéné à son anormalité, est alors du ressort de la psychopathologie. Si une prise en charge psychiatrique est installée, attention au maintien du lien avec l’équipe durant au moins le temps de l’accrochage thérapeutique. Cette attitude permet de prévenir une surenchère symptomatique liée à un fantasme d’abandon par les modes de soins habituels ; il ne faut pas oublier qu’un sportif « n’est pas malade » et qu’en plus « il n’est pas fou » !

Références bibliographiques

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