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La Croix
Nagano, aux limites de l’exploit sportif
LAURANT Sophie
mercredi 4 février 1998
Samedi 7 février s’ouvrent les 18es Jeux Olympiques d’hiver 1998 . Skieurs, patineurs, sauteurs vont tenter de se dépasser, d’aller au maximum de leurs possibilités.

Ces champions de haut niveau rêvent encore de battre des records mondiaux alors même que les écarts se réduisent, que les chronomètres départagent au centième, voire au millième de seconde les concurrents. Les limites des possibilités humaines ne sont-elles pas atteintes ? Peut-on fabriquer des champions encore plus performants ?

Y a-t-il des gènes de champions ?

« Incontestablement, il y a des prédispositions innées, reconnaît Eric Jousselin, médecin-chef à l’Institut national des sports et de l’éducation physique (Insep). Certains ont un physique, un « profil » ou une résistance physique qui les favorise dès le départ. » Mais ni lui ni les autres scientifiques n’iront plus loin : « On sait que tous les gènes ne s’expriment pas de la même façon et que l’idée qu’on se fait des qualités du coureur de sprint, par exemple, évolue au fil des années. Dans ces conditions, évaluer l’impact précis d’un « gène du coureur » _ en admettant qu’il existe et qu’on le trouve _ est impossible », résume Claude-Louis Gallien, spécialiste en biologie du développement et ancien responsable de la commission nationale de lutte contre le dopage.

Evidemment, on pourrait tenter de sélectionner les meilleurs coureurs comme les meilleurs chevaux : par « l’élevage » de familles de sportifs _ comme l’ont d’ailleurs tenté les nazis. « Mais, objecte le biologiste, il a fallu des siècles pour sélectionner des chevaux de course. Et tout ce qui est inné n’est probablement pas programmé dans l’ADN. De plus, l’acquis _ c’est-à-dire le résultat sur le futur être humain des échanges avec son environnement _ commence dès la grossesse. La fatalité génétique n’est pas si fatale ! »

Ce qui l’inquiète davantage, c’est la possibilité de pratiquer un certain « dopage génétique » : « On saura bientôt coder le gène d’un individu de façon à lui faire fabriquer des substances permettant de guérir certaines maladies, c’est la thérapie génique. Rien n’empêche de penser que certains transgresseront les règles déontologiques et coderont les gènes d’un champion pour, par exemple, lui faire fabriquer de l’élastine, la substance qui consolide les ligaments, afin que les siens soient plus résistants. »

Pour Claude-Louis Gallien, la seule vraie différence génétique prouvée entre deux populations concerne les hommes et les femmes : « Or justement, l’écart des performances entre ces deux groupes s’est sensiblement réduit depuis un siècle. Parce que la société, c’est-à-dire l’environnement, a changé : les femmes accèdent au sport plus facilement et plus largement. Et pourtant, la différence génétique est toujours la même ! » Il estime que la seule façon d’améliorer encore les performances mondiales est peut-être de continuer dans cette voie et de « mieux profiter de la diversité génétique des 6 milliards d’êtres humains, dont seulement quelques centaines de millions ont pour l’instant accès à la compétition de haut niveau ».

Y a-t-il un profil psychologique du champion ?

« Non, répond nettement Claire Carrier, psychiatre au département médical de l’Insep. Malgré de nombreuses études psychologiques par discipline, il a été impossible de prouver quoi que ce soit. » Cela posé, le médecin explique qu’évidemment, la pratique d’un sport de haut niveau développe un fonctionnement particulier de la pensée, indispensable pour « supporter la rigueur de l’entraînement, la monotonie du geste ». Elle qualifie ce comportement de « narcissisme de type obsessionnel », en précisant bien qu’il ne s’agit en rien d’une pathologie. Simplement, « pour tout un chacun, être en bonne santé, c’est parvenir à un équilibre des comportements. Or la notion de santé est justement déplacée pour les champions qui sont en déséquilibre permanent, tendant sans cesse vers leurs limites physiques et psychiques ».

En outre, l’évolution des compétitions, qui sont de plus en plus nombreuses et se déroulent dans des conditions de plus en plus extrêmes, ajoute une pression sociale à cette recherche individuelle de dépassement de soi. Comment font les athlètes pour tenir le coup ? Pour Claire Carrier, « tout l’art de ces sportifs est de réactualiser, mais uniquement dans l’espace du terrain de sport, le mode de pensée magique qu’ont tous les enfants vers 3-4 ans, lorsqu’ils croient qu’ils sont rois d’un monde qui tourne uniquement autour d’eux. Et, bien entendu, les vrais, les grands champions solides savent revenir à la réalité quotidienne lorsqu’ils sortent du stade ou de la piste de ski.

On peut parler d’une sorte de dédoublement comme peuvent en vivre les acteurs. Là où le risque de « dopage psychologique » existe, c’est lorsqu’un « gourou » pousse le champion à rester en permanence dans ce mode de pensée où il se croit le plus fort et le meilleur : l’athlète n’aura alors jamais de moments de lucidité où il appréciera son niveau réel.

Y a-t-il un conditionnement du champion ?

Le docteur Jousselin refuse ce terme : « Il y a un entraînement qui est de plus en plus perfectionné et scientifiquement mené. » Chaque geste est analysé, décortiqué, mais aussi, précise le médecin, « on sait qu’il faut diversifier les activités, les exercices. Par exemple, les skieurs s’entraînent désormais sur le modèle des athlètes. On tient compte du froid, de l’altitude, du décalage horaire, on sait désormais réguler les rythmes chronobiologiques des sportifs de façon à leur permettre d’arriver en forme juste avant une compétition qui se déroule au Japon, malgré le décalage horaire ».

L’étude des rythmes de sommeil a aussi permis de moduler les périodes d’entraînement selon que les individus sont du matin ou du soir. Pour Eric Jousselin, « l’entraînement sert à révéler et développer les qualités naturelles du champion en puissance. Mais il ne corrige que très peu les défauts : chaque athlète court avec les siens et développe donc sa technique personnelle. Là encore, il faut se méfier des « techniques types ».

Revers de cette médicalisation de l’entraînement : la tentation d’en faire faire trop à la machine humaine, sous prétexte qu’on le fait mieux. Les médecins du sport craignent une fragilisation accrue des sportifs par surentraînement et constatent déjà une augmentation de certaines blessures. Les limites physiologiques ne tendent décidément pas vers l’infini.

S. L.

 

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