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Revue PREVENIR, N° 34, 1er semestre 1998
Le haut niveau dans les disciplines à maturité précoce : questions de santé
janvier 1998
Référence bibliographique
CARRIER Claire. Le haut niveau dans les disciplines à maturité précoce : questions de santé. Revue Prévenir, 1er semestre 1998, n°34, pp. 93-100.

Associé à la forme, la jeunesse, l’efficacité... le repère de la performance spor­tive infiltre le discours ambiant. A tel point qu’il devient une valeur de référence de bonne santé aussi bien physique que psychologique ou sociale. Dans les curri­culum vitæ, n’est-il pas apprécié de voir apparaître une pratique assidue ? Le corps redessiné par le développement musculaire n’est-il pas l’image-modèle de l’intégration optimale ? Ce phénomène renforce la valeur "éducative" initialement recherchée. En effet, le sport moderne est né au début du XIX e siècle dans les collèges anglais afin d’apporter une réponse à certains débordements agressifs et de réguler les instincts libérés par la poussée pubertaire. Actuellement, où en sommes-nous ? Que comprend le jeune de cette proposition et comment la maintenir dans le registre éthique de l’épanouissement de la personne ? Tel est l’enjeu de cette pratique, enjeu motivant une attention préven­tive, collective comme individuelle.

Le haut niveau sportif, de quoi s’agit-il ?

La pratique de haute performance constitue une mise en situation de déséqui­libres tant physiques que psychiques, posés a priori, dans la temporalité excep­tionnelle et extraordinaire qu’est le spectacle de la compétition : connaissant son maximum, le sportif doit constamment risquer son extrême en se proté­geant d’une bascule dans l’excès.

Critères objectifs

Devenue objet social, les critères "objectifs" de définition de la pratique de haute performance répondent à trois objectifs :

- lors des sélections, la réalisation des performances reconnues comme seuil d ’ intégration dans la catégorie dite "élite" définie par chaque discipline spor­tive ;

- une aptitude à fonctionner "hors-frontière" : le haut niveau nous élève à l’échelle planétaire avec une redistribution des frontières nationales comme linguistiques : des athlètes africains peuvent s’entraîner, avec des équipes olympiques concurrentes, en France ou au Japon et courir pour les couleurs de leur pays ; des entraîneurs non-francophones sont les coachs d’équipes françaises elles-mêmes hétérogènes, etc... ;

- représenter un enjeu économique investi par une société pour favoriser le développement du "potentiel" ainsi reconnu. II peut s’agir de bourses ou de récompenses directement attribuées aux sportifs, ou de la participation indi­recte aux différents frais occasionnés par la pratique sportive intensive. Cette reconnaissance "économique" des performances sportives varie considérable- ment en fonction du sexe et de la discipline ; elle entraîne, ipso facto, une riva -lité d’intérêt entre leurs pratiquants ainsi qu’une modulation des motivations puisque certaines ont un avenir professionnel et d’autres pas.

L’adolescent est particulièrement décontenancé par ce dernier fait social d’autant plus lorsqu’il pratique une discipline à maturité précoce’. Ceci sous-entend vivre une carrière sportive avant d’avoir le statut social qui correspond à son analogue : la carrière professionnelle pour l’adulte. Si le décalage en restait là, on pourrait aisément imaginer un cycle sportif précédant le cycle de la for­mation / compétence professionnelle / emploi, lui-même plus ou moins intriqué à la reconnaissance de l’adulte d’un point de vue civil ou administratif. En cela, ce phénomène serait le reflet, admis par l’évolution sociale, de la notion de temps plein professionnel. Mais le problème se complique avec la prise en compte des masses financières, redistribuées ou non, selon leurs performances. Devenant objet de spéculation, les sportifs peuvent être échangés, parfois sans vergogne. Très souvent encouragé par leurs parents (résolvant ainsi leurs angoisses sociales et leur course élitiste), cet aspect n’est pas anodin dans les motivations de nos jeunes athlètes, qu’il s’agisse d’un point de vue individuel (gagner une compétition = gagner sa vie ?) comme relationnel ("mon entraîneur ne vaut rien puisque je gagne plus que lui !") ou familial (interpellation de la notion chef de famille, le père ou celui/celle qui fait "bouillir la marmite" ?). Il participe également des répercussions sur les demandes de soin face aux bles­sures, d’entraînements supplémentaires spécifiques et même de préparation psy­chologique. La médecine elle-même est alors interpellée comme une aide répon­dant non plus à une pathologie mais à une recherche d’amélioration des compé­tences "naturelles" du corps humain (rejoignant là les travaux sur, par exemple, la grossesse chez la femme sexagénaire...).

Critères subjectifs du haut niveau

Parmi ceux-ci, nous retiendrons le principe d’une aptitude particulière à "se structurer" autour de cette tension d’insatisfaction : être second est toujours insuffisant et la place de premier doit constamment être défendue. Le record, cet "au-delà" des limites, pose la question du risque d’éclatement pris par celui qui le met en scène. La violence de cet effort actif va devoir s’appuyer sur des mécanismes psychiques spécifiques, en particulier la pensée magique. Ce mode de fonctionnement que nous avons chacun dans notre patrimoine mnésique cor­respond au stade de développement de l’enfant-roi à qui tout est possible. Il doit ici être réactivé pour contenir et ainsi utiliser des énergies de survie. En effet, la pratique sportive visant la haute performance se déroule dans la relati­vité du champ des émotions et des sensations. Cette absence de possibilité de "mise en mots" rend obsolète la borne "quantifiable" de la pensée et laisse libre cours aux idées de toute-puissance et magiques. Ce point est apparu quasi-pathognomonique permettant de reconnaître que l’individu se situe dans un a priori extrême pour lui-même, "son" haut niveau.

Ceci est particulièrement bien exprimé par ce champion : `Jusqu’à présent, j’étais à mon maximum et je gagnais, mais à cette compétition je savais qu’il fallait que j’aille au-delà... Alors, pendant les dix jours précédents, j’ai mangé le plus de vitamines possible... Pour pouvoir donner le « plus » qu’il fallait...". Ces réflexions témoignent à la fois de la perception/estimation d’une limite à dépasser et d’une anticipation de ce débordement. En effet, le "plus" apporté par les vita­mines, additionné à l’éprouvé du "maximum" déjà connu, pourrait magiquement contenir la libération des énergies de survie sous-tendant la performance réussie.

Là apparaît toute la subtilité de la question du dopage : ce "plus" alors interdit s’appuie sur cette inévitable sensibilité à la pensée magique et témoigne souvent, par l’excès qu’il dénonce, d’un débordement dans la maîtrise de la préparation tant biologique que physiologique ou psychologique. Les notions de recharge énergétique pré ou post-compétitives, licites ou illicites, attirent l’attention sur le si nécessaire aspect anabolique de la décharge catabolique de l’acte perfor­mant : ce que nous appelons "récupération" au cours de l’acte sportif lui-même et "régénération" à son décours.

En miroir à la juste appréciation par l’acteur sportif de cette limite au-delà de laquelle "il explose" ou "se répand", tout l’art de son encadrement écono­mique, scientifico-technique, médical, sportif... résidera dans la juste intuition du risque pris afin que la performance advienne sans destruction de celui qui l’a mise en scène. Là apparaît la responsabilité éthique de ce cocon géniteur d’autant plus importante qu’il tisse un inévitable lien d’assistance avec son "poulain". Le risque de cette situation réside dans un surinvestissement des résultats gênant l’adaptation à l’aléatoire inévitable de chaque situation compétitive et pouvant générer des contre-performances pénalisantes pour les deux partenaires.

La tension vers la performance sportive se complète d’une émotion : la peur, d’un affect : la haine ; d’une sensation : la douleur. Ces points sont autant de valeurs taboues dans la population générale. En cela, le sportif de haut niveau se situe ipso facto dans un ailleurs, un au-delà du cadre respecté par les non-spor­tifs comme par lui-même lorsqu’il évolue en dehors du monde sportif.

Ce constat introduit la nécessité d’une adaptation globale à la sollicitation phy­sique comme psycho-sociale tout à fait originale qu’est la pratique sportive intensive. Il signe l’accès à un nouveau mode de fonctionnement initié par les modifications périphériques (musculaires, immunologiques, neuro-hormo­nales...) secondaires à la valorisation des sensations et de la proprioceptivité. Cette aptitude à fonctionner de manière efficace aussi bien dans les codes spor­tifs que dans les systèmes non-sportifs correspond à une position psychique synonyme d’une grande intelligence des situations psychomotrices. Nous avons décrit cet équilibre subtil comme "l’autre normalité" témoignant d’une bonne adaptation, équilibre à partir duquel peuvent se redéfinir les notions de déviances, objet de toute attention préventive.

De quelle santé parle-t-on ?

Ces notions dynamiques permettent de définir la santé psychique par le maintien d’une souplesse de passage, diachronique comme synchronique, d’un champ comme d’un mode de fonctionnement psychique dans l’autre. La carrière spor­tive se déroulant sur une moyenne d’une dizaine d’années, il convient de rappe­ler la pluralité des perspectives évolutives, nécessairement intriquées, qui inscri­vent l’être humain entre sa naissance et sa mort. Elles le concernent à chaque instant de sa vie. Plusieurs lectures (loin d’être exhaustives) peuvent en être citées :

Du point de vue civique en France, pour les garçons comme pour les filles, l’espace de transition est réduit. L’anniversaire des dix-huit ans introduit le mineur dans le monde des responsables majeurs. Cette brutalité contraste avec le flou des critères sociaux tels que la décohabitation du milieu familial, la mise en couple, la compétence professionnelle, la première paie...

Du point de vue physiologique, les limites sont plus marquées : l’enfant grandit jusqu’aux premiers signes de sa puberté. Dans cet espace de transition se déve­loppe la sexualité génitale jusqu’à sa maturité signifiée (les premières règles ou la première éjaculation). Cet événement pubertaire, imposé à l’individu par les lois développementales, déclenche les mouvements psychologiques de l’adoles­cence qui amèneront le sujet à l’âge adulte. Il devra assumer dorénavant son his­toire (différence des sexes, succession des générations) et ses conflictualités.

Du point de vue sportif, l’individu sportif tout venant est identifié de haut niveau dans une catégorie donnée pour chaque discipline, au moment où il réalise les performances sportives exigées lors des épreuves de sélection. Il entre alors dans une période de transition maturative qui l’amènera au titre de champion le reconnaissant adulte (toujours dans les limites des critères sportifs de perfor­mance pour chaque discipline).

Ces échelles de compréhension concernent toutes l’évolution du même individu. Elles mettent en évidence une grande hétérogénéité dans les systèmes de recon­naissance identitaire. Et l’on comprend que cette souplesse est d’autant plus sollicitée que d’une part, "à l’intérieur", se superposent les zones de transition par­ticulièrement instables et que d’autre part, à l’extérieur, toutes les attentes se focalisent sur l’un des axes. C’est le cas des disciplines sportives à maturité pré­coce (gymnastique, patinage, natation...) interpellant l’individu à la fois au moment de sa puberté, de son adolescence, de sa formation professionnelle, dans un effort sportif quasi-exclusif.

Or, il est important de constater qu’actuellement les critères de performance englobent la précocité des acteurs sportifs ; ainsi le nombre des disciplines à maturité précoce s’accroît, d’où l’urgence d’une prise de conscience collective : sans diaboliser nos adolescents champions, il convient de prendre en compte leur situation extraordinaire afin que s’y épanouissent les surdoués psychomo­teurs et que soient respectées les limites "vitales" de chaque individu.

Apparaît alors l’importance du repérage, par l’équipe encadrante, des "petits signes de désadaptation". Ils s’expriment tous dans une sorte d’urgence de réponse efficace aux différentes instances qui interviennent dans la mise en place des structures d’entraînement. "Pas le temps de penser, il faut faire !" Dénoncer ce phénomène, afin de garantir à l’ensemble de l’équipe encadrante un espace de liberté pour réfléchir et anticiper un projet cohérent. Ce n’est qu’en s’appuyant sur cette réflexion que les sportifs mineurs sauront alors répondre à leurs parents (en dernier recours seuls responsables) anxieux (et à leur course à l’élitisme ou à l’urgence ambiante de l’excellence), ou coupables d’apparaître "mauvais" car faisant confiance à "ce qu’ils sentent" du rythme de leur enfant.

Premier cas de figure

Nous nous adressons à un enfant scolarisé dans un collège (6e à 3e) et prati­quant une discipline sportive visant le haut niveau (période des compétitions se déroulant lorsqu’il sera au lycée). Nous sommes dans l’éventualité où un des espaces d’adaptation est déjà touché a priori et où il "reste potentiellement" deux espaces avant de voir apparaître une désadaptation. C’est devant cela, qu’à notre avis, il est très important de renforcer le cadre contenant cette scolarité, ceci d’autant plus que cette "protection" prolonge celle qu’exerçaient les parents durant la période de "latence" pré pubertaire et propose par là une pos­sibilité de déplacement sur le cadre en place des mouvements d’opposition aux parents.

Ce renforcement du cadre concernera :

- l’aménagement des horaires : éviter le cumul des moments forts sportifs avec les points forts scolaires ; favoriser les périodes de vacances communes avec "les copains d’avant le sport" (en effet, il est fréquent de voir se dérouler pendant les vacances scolaires les stages de perfectionnement) ;

- la régulation des options afin de les répartir dans le temps de la scolarité et de ne pas surcharger en efforts d’adaptation intellectuelle un individu à qui est déjà demandé un effort tout à fait spécifique d’adaptation. De plus, il est remarquable que certaines options peuvent conforter le projet sportif alors que d’autres viennent s’y opposer en introduisant des questions insolubles dans le temps imparti ;

- la mise en place d’une équipe pluridisciplinaire concernant les différents inter- venants auprès de l’élève, qu’il s’agisse du chauffeur du car de ramassage ou du proviseur. Plus l’élève sentira et comprendra que les adultes savent gérer les différences individuelles et surtout les inévitables questions de rivalité et de pouvoir, plus il trouvera sa place sans se sentir l’objet d’un quelconque dépla­cement, qu’il s’agisse de ses propres parents, de certains cadres pédagogiques ou techniques. Même si les conflits internes sont inévitables dans une équipe, voire même souhaitables car preuve de sa vitalité, il peut être désastreux que l’élève en soit témoin ou pire, en devienne acteur ou bouc émissaire.

L’intérêt de cette équipe pluridisciplinaire se révèle aussi par une fonction de régulation des inévitables discontinuités auxquelles l’élève est soumis : il convient de renforcer les espaces non touchés par l’insécurité. Ainsi un élève qui voit son "meilleur ami" déménager et partir à l’étranger, qui apprend la nais­sance d’une petite sœur, alors que son père est au chômage, est particulièrement en difficulté si l’environnement scolaire se révèle fragile (enseignant absent) ou s’il est blessé.

De plus, il revient à cette équipe un rôle de dépistage des petits signes de régression témoignant d’une souffrance psychologique. Nous retiendrons, dans l’état actuel de nos recherches, le refuge dans le sommeil, le grignotage sucré, la diminution des capacités d’attention (il s’agit alors d’une baisse de vigilance observée dans une activité jusqu’alors vécue avec plaisir par l’enfant : cassette vidéo, lecture de BD, etc...), la réapparition d’un parler bébé avec une sorte de complaisance dans un langage scatologique, une prédilection pour la saleté non pas occasionnelle, ce qui est banal, mais s’installant et contrastant avec le com­portement antérieur. L’apparition de l’un ou l’autre de ces signes devrait initier une demande d’avis psychologique auprès d’un interlocuteur spécialisé.

Deuxième cas de figure

Notre adolescent déjà pubère est au lycée et son activité sportive est de haut niveau. Alors qu’au collège, il pouvait aménager son temps sportif et son temps scolaire, maintenant il s’agit de privilégier la vie sportive autour du calendrier des compétitions et de l’entraîneur ; ceci non pas au détriment de la vie sco­laire, mais bien en maintenant la vie scolaire d’une manière la plus efficace pos­sible. Apparaissent alors des conflits "normaux" dont il est important de parler afin de les rendre stimulants et non pas angoissants. Alors peut prendre place une éducation à la définition imparfaite de la vie, question constamment posée, qui contraste avec les besoins de monde merveilleux de l’enfance. Maintenant le cadre s’aménage afin de favoriser une autonomisation qui ne soit pas synonyme de destruction ou disparition du système protecteur (quitter ses parents n’est pas synonyme de les tuer malgré les fantasmes que l’on peut en avoir ; gagner et changer d’entraîneur ne signifie pas l’abandon du premier...). C’est autour de cet aménagement que portera l’effort de la concertation parents/équipe soignante/équipe pédagogique/équipe sportive. Les signes de fragilité à cette période s’expriment plutôt sur le registre de l’apparition d’une insomnie d’endormissement (de plus d’une heure durant plus de huit jours) ; de difficultés d’autonomie avec par exemple une difficulté à prendre un billet de train, à prévoir un repas, etc. ; la perte de la subtilité des habitudes au profit du seul geste efficace (comme exemple, se coucher tout habillé pour dormir, sans plus respec­ter le rituel de déshabillage, de la toilette et de l’endormissement) ; les troubles de l’attention de la même façon que pour les plus jeunes et dans les deux cas, nous retrouvons une baisse de la motricité spontanée (un adolescent ne joue plus spontanément au foot avec un caillou dans la rue ; préfère depuis peu prendre l’ascenseur plutôt que de monter par l’escalier, etc.).

A propos de ces signes d’appel à l’aide, il convient d’attirer l’attention sur le grave problème du dopage des enfants. L’affolement élitiste de certains clubs impose parfois certaines conduites dont l’innocuité peut échapper aux non-aver­tis, en particulier aux parents et aux médecins prescripteurs "occasionnels".

Les produits dopants sont répertoriés dans la dernière liste mise à jour par le Ministère Jeunesse et Sports (novembre 1997), ils sont tous également mentionnés comme tels dans le Vidal. Nous ne saurions trop conseiller à tout praticien de vérifier d’une part si leur jeune patient n’est pas dans une logique compéti­tive et d’autre part si le médicament qu’il envisage de prescrire n’est pas sur la liste. Un petit exemple : une maman demande de renouveler une corticothérapie, justifiée anciennement par le traitement d’une sinusite, pour faciliter la performance de son fils, cycliste le week-end suivant... ou même, sans le demander, "finit" le flacon de ce traitement la veille de la compétition.

A côté de ce dopage médicamenteux, il faut également signaler le danger du "dopage psychologique". II correspond à l’utilisation de certaines techniques de préparation du mental, en particulier l’hypnose et la programmation neurolinguistique, de manière abusive soit par leur exclusivité soit par leur absence d’un "recul" minimum permettant de relativiser cette proposition adaptative avec le reste du développement en cours du mineur interpellé.

Ainsi avertie, l’équipe d’encadrement devrait pouvoir s’attacher à résister à la tentation de la quête d’un substitut autorisé au dopage pour favoriser l’élabora­tion plus complexe d’une alternative à cette réponse déviante au mal-être de nos jeunes sportifs.

Troisième cas de figure : "La retraite à 18 ans"

L’emploi du terme "retraite" renvoie au monde du travail. Or la notion de tra­vail rime avec transformation, et pour le sportif de haut niveau, il existe une confusion entre instrument et produit : en effet, le travail du corps sur le corps ne met pas d’espace (physique, temporel comme psychique) entre l’outil et le résultat. Une contre-performance est aussi bien un échec de l’outil (le néo­corps sportif insuffisamment entraîné et préparé) que du produit (la non-adaptation aux conditions de la performance possible).

Plus le niveau est élevé, plus ce bloc outil/produit est nécessairement indisso­ciable. Le pied d’une gymnaste de niveau olympique est l’équivalent d’un Stradi­varius qu’elle seule peut faire chanter. L’arrêt de la carrière confronte automati­quement à une fracture/scission de ce bloc dont l’un des composants, le produit, devient inutile (absence de valeur d’une compétence qui, jusqu’à présent, avait été magnifiée), voire invalidant (séquelles de blessures). De ce fait, il déclenche un inévitable mouvement de deuil.

Deuil renforcé lorsque l’on constate que ce bloc est l’objet d’investissements financiers très variables selon le sexe et les disciplines olympiques ou non.

Cette "mort sportive" peut être contournée par le renforcement des sensations témoignant de la continuité de la vie en dehors du sport durant le déroulement de la carrière, elle-même en relation étroite avec la partie invisible de l’activité psychomotrice sportive, la récupération.

L’importance donnée à "l’autour" de l’activité sportive elle-même est du ressort d’une approche par la psychologie clinique. S’intéressant au contexte psycholo­gique qui autorise la performance, sa fonction pare-excitante favorise la concen­tration en mettant à distance les tensions conflictuelles inutiles au moment de l’acte performant. Évoluant dans la temporalité du sportif, elle se situe dans une complémentarité efficace avec les techniques utilisées pour la préparation du mental. Pour ces raisons, il est souhaitable que le psychologue interpellé par l’accompagnement et le soutien du sportif au cours de la carrière et de la post-carrière soit d’abord un clinicien.

Pendant la carrière sportive, l’avis de ce dernier sera surtout demandé au moment des repos sportifs : comment les vivre et les assumer ? Tous les motifs peuvent se rencontrer : blessure (d’autant plus difficile à vivre qu’elle est auto-générée), vacances imposées par les calendriers sportifs ou par décision arbi­traire fédérale, changement d’objectif avec une proposition de devenir un parte­naire d’entraînement...

Au moment de la période de désentraînement initiant la retraite sportive, cet accompagnement aura alors une double fonction : soutien du travail de deuil afin qu’il ne s’organise pas en dépression éventuellement masquée par une douleur type membre fantôme ou en addiction (toxicomanie exogène en particulier) ; relais psycho-éducatif du "retour à la normale".

Le soutien du travail de deuil pourra apprécier la dette de la carrière sportive tant physique (trahison du corps, cicatrices, adaptation hormonale...) que com­portementale (habitude de boire sans soif, besoin de bouger, vécu "excité", éprouvé envahi par les sensations, envie de "gagne"...) ou affective (arrêt brutal de l’assistance technico-scientifique comme du cercle relationnel de l’équipe, des rencontres lors des déplacements...).

Le relais psycho-éducatif (interface entre l’individu et les nouveaux groupes d’appartenance) permettra de favoriser la réappropriation par le sujet de son plaisir à vivre son histoire, qu’il s’agisse de son identité sexuée (par là dépassant la valorisation musculaire asexuée du sport, les images pré-sexuées de certaines disciplines...), de son inscription familiale, scolaire (retrouver le lycée après plusieurs années au CNED), professionnelle, culturelle... Il fonctionnera comme une véritable "rééducation narcissique" à partir d’un travail sur le passage du langage du corps sportif (sensations, émotions somato-psychiques) à la mentali­sation et la mise en mots des affects et des conflits "existentiels". Eventuelle­ment il pourra être étayé ou relayé par une expérience d’un corps artistique à travers une pratique musicale d’instruments à vents ou de percussion : il s’agit, comme dans l’activité sportive, d’une pratique corporelle éventuellement collec­tive exprimant des émotions, rythmée, basée sur les sensations...

En guise de conclusion, rappelons que quelle que soit la fascination du modèle, image-performance, agi par nos champions adolescents, ils n’en demeurent pas moins des sujets inscrits dans leur histoire. Le contexte environnemental de la performance sportive doit rester imprégné de ce souci éthique afin de les proté­ger d’un risque d’aliénation non négligeable.

Références bibliographiques

I Les "petites gym" sont à "la retraite" à 18 ans, les patineurs artistiques seniors à 12 ans !

S. Biddle, M. Goudas, Sport, activité physique et santé chez l’enfant - Enfance, 1994, 2-3, pp. 135-144.

J. Bideaud, O. Houdé, J.-L. Pedinielli, l’Homme en développement - Paris, PUF, 1993. C. Carrier, L’adolescent champion, contrainte ou liberté - Paris, PUF, 1992.

C. Carrier, Le stress chez le sportif de haut niveau - Une leçon d’adapation. Brochure éditée par les Laboratoires Roche Nicholas, 74 Gaillard, 1996.

Revues : Journal de la Psychanalyse de l’enfant, Bayard Editions, ex. n° 8, "Rêves, jeux, dessins " . Sport et société, tome I, Sport et éducation ; Sport et insertion - CNFPT Editions, Paris. J.D. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, tr. fr., Paris, Gallimard, 1975.

J.D. Winnicott, Processus de maturation chez l’enfant. Développement affectif et environnement, tr. fr., Paris, Payot, 1980.

 

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